Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heures d’ombre et de soleil de tel banc où s’asseyait Mme de Charrière ; il a mesuré du regard et touché du doigt la planche qu’elle avait fait adapter à la fenêtre de sa chambre à coucher pour donner aux oiseaux du jardin leur déjeuner matinal.

Tous les biographes, on le sait, ont un faible pour leur héros ou leur héroïne. Ce sentiment a pris, chez lui, la forme d’une dévotion chevaleresque, quelque peu analogue à celle qui attachait Victor Cousin à Mme de Longueville, mais avec plus de bonhomie et de spontanéité. Mme de Charrière nomme quelque part le grand-père de M. Godet comme un de ceux qui l’appréciaient et la défendaient à Neuchâtel. Elle eût fait du petit-fils son meilleur ami et l’eût choisi, parmi bien d’autres, comme son biographe et son champion à cause de ses qualités d’homme et d’écrivain, celles-là, précisément, qu’elle prisait le plus haut.

Donc, — pour employer le mot de la pauvre Caliste dans un sens tout différent, — « c’est fait, » l’œuvre est accomplie. Ce monde disparu dont je parlais, il est vivant pour M. Godet et pour ceux qui le lisent. Des centaines de petites figures, que personne, sans lui, n’aurait songé à évoquer jusqu’au Jugement dernier, se réveillent et s’animent, posent devant nous un moment dans l’attitude qui les caractérise, avec l’intonation, le geste fugitif qui marque leur individualité et, après avoir dit leur mot, parfois livré leur secret, se perdent dans la foule. Plus d’un nous attache et nous retient. Tels d’Hermenche, le Vaudois qui exagère la légèreté française ; Boswell, l’Ecossais fat et pédant qui réclame une déclaration d’amour et donne en retour une leçon de morale ; Du Peyrou, l’ami et le confident de Rousseau, qui a autant de manies que de vertus ; Georges de Montmolin, le jeune officier suisse dont le 10 Août vint clore tragiquement la douce idylle et qui s’enveloppa pour mourir dans les plis de son drapeau ; la comtesse Denhof, la maîtresse légitime de Frédéric-Guillaume II, pauvre petite femme qui se fourvoie dans la politique et qui s’y brise, mais à qui je ne puis m’empêcher de savoir quelque gré d’avoir, en pleine féodalité exaspérée et à la veille du Manifeste de Brunswick, conspiré en faveur de la France et de la Révolution ; les Huber et l’Anglais Forster, le plus honnête, le plus naïf, le plus inconscient des groupes humains qui aient jamais pu être observés depuis qu’il y a des ménages à trois ; enfin, Chaillet, ce bourru, ce baroque, cet étonnant Chaillet, prédicateur éloquent, critique original et