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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/818

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l’a dit de Stendhal, — ajoutent des fautes en se relisant.

Ce ne sont là que des taches, mais voici qui est plus grave. La mère de Cécile commet une étourderie en signalant la première à sa fille la passion qu’elle a inspirée à un homme marié. Elle commet une imprudence et une inconvenance lorsqu’elle adresse un long sermon sur la chasteté à sa fille qui, embrassée à l’improviste par cet homme, a mis quelques secondes à se dégager. Pourtant la mère doit savoir que cette petite est défendue par son honnêteté naturelle et par un autre amour. Pas un mot de cette homélie qui ne soit, en lui-même, juste et bien dit, mais pas un mot qui ne soit une insulte à l’innocence de Cécile.

Dans les œuvres de la première époque, de telles erreurs sont l’exception ; elles deviennent la règle dans celles du déclin. Elles y affectent les idées sur lesquelles et pour lesquelles ces œuvres finales ont été écrites. Car ce sont des romans à thèse. Tous les ouvrages de cette classe ont le malheur commun de ne rien prouver parce qu’on ne prouve rien en s’appuyant sur des faits imaginaires. À ce défaut inévitable, inhérent au genre, Mme de Charrière en joint un autre qui lui est particulier et qui est de perdre sa thèse de vue à mesure qu’elle avance dans son récit, pour s’attacher à d’autres fantômes d’idées qui la sollicitent ; de sorte qu’en arrivant au terme elle ne sait plus bien ce qu’elle a voulu démontrer, ni ne semble s’en soucier beaucoup.

Sainte-Beuve a dit des Trois Femmes que c’était « un roman Directoire. » Il voulait dire, je crois, par ce mot, également applicable aux autres romans écrits par Mme de Charrière vers la même date, qu’on y sent le relâchement de tous les principes, avec un effort, incertain et mal dirigé, de la conscience pour se ressaisir et retrouver les lumières dont elle a besoin. En effet tout s’était écroulé et l’on cherchait, dans les décombres, si quelques matériaux de l’ancienne société ne pourraient pas servir à reconstruire la nouvelle, ou s’il faudrait bâtir tout à neuf. Mme de Charrière s’y employait avec une ardeur qui ne me surprend pas. Elle avait été une insurgée en morale : elle devait finir moraliste. Mais avait-elle la rectitude d’esprit, la sûreté de jugement nécessaire pour faire le départ entre les devoirs naturels et les devoirs conventionnels, — sans parler ici des devoirs révélés, — entre ce qui passe et ce qui dure, entre ce qui n’avait été que la mode d’un temps disparu, l’étiquette d’un régime aboli et ce qui tient intimement, profondément, définitivement à notre nature ?