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Mme de Charrière s’était fait « raconter » Kant et, sans être bien sûre de le comprendre, prétendait illustrer, par un petit récit, sa théorie de la loi morale. Donc, l’abbé de La Tour (encore un abbé étrange !) expose à une dame de ses amies le cas des trois femmes qui sont coupables, mais qui ont, cependant, en elles l’idée du devoir par où elles se relèvent et se peuvent racheter. Voyons leur faute et la vertu rédemptrice. Joséphine, femme de chambre d’Emilie, a des amans et entend ne point renoncer à son libertinage ; mais elle aime sa maîtresse et lui est dévouée. Mme de Beaucourt possède un bien mal acquis, et, se trouvant dans l’impossibilité de le restituer, continue à en jouir, mais l’emploie à faire le bien. De ces deux femmes, l’une me paraît sans excuse et la seconde sans reproche. Quant à Emilie, la troisième, je ne vois pas bien son crime, si ce n’est d’avoir obtenu les préférences d’un jeune baron allemand, Théobald d’Altendorff, sur lequel une petite cousine croit avoir des droits. Dans la seconde partie, nous voyons Emilie mariée à son Théobald. Elle accouche d’un petit garçon en même temps que Joséphine. On confond les deux enfans ; on élèvera ensemble l’enfant de l’amour légitime et le produit du libertinage anonyme et, plus tard, on verra, à leurs sentimens, lequel sera le plus baron des deux. Trait hideux, abominable, que nous pardonnerons à Mme de Charrière parce qu’elle n’a pas eu l’honneur d’être mère. Oh ! oui, c’est bien Directoire !

Sainte-Anne et Honorine d’Userche semblent avoir pour but de nous faire croire que l’instruction ne sert à rien et que, si l’éducation du bien est inutile, celle du mal porte seule des fruits. M. de Sainte-Anne, au lieu de chercher femme dans sa classe, épouse une jeune fille qui est l’enfant adultérin d’un gentilhomme et d’une paysanne ; en sorte qu’elle unit les vertus du peuple à celles de la noblesse. On ne lui a rien appris, mais son tact naturel, son intelligence innée et la bonté de son cœur la préservent de toute faute et même de toute maladresse, comme la Paméla de Richardson. L’ombre de Rousseau, qui revient dans Sainte-Anne, montre encore le bout de l’oreille dans Honorine d’Userche. Cette Honorine, née des amours d’un athée et d’une bigote (on naît beaucoup hors mariage dans les romans de Mme de Charrière), élevée par son père dans des principes irréligieux, s’éprend de son frère Florentin sans savoir quel lien les unit et, quand le secret lui est révélé, se révolte contre