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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/823

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en actions ou en paroles. C’est cette vitalité débordante qui la tient éveillée jusqu’au milieu de la nuit, lisant, causant ou écrivant. Elle ne se déciderait pas à clore sa journée et à se coucher si ce n’était par pitié pour sa femme de chambre. La conscience de sa supériorité la travaille et, à certaines heures, la tourmente. Alors sa vie lui pèse, son milieu l’excède. D’ordinaire, elle est familière, bonne enfant, rieuse, toujours prête à jouer. En religion, elle est agnostique. Cette catégorie lui manque. Quand elle essaie de raisonner sur ces matières, c’est sans anxiété, sans trouble, presque sans intérêt. Née protestante, il lui serait indifférent d’épouser un catholique, mais elle ne voudrait pas que ses filles allassent au couvent et qu’on leur répétât toute la journée : « Quel dommage que votre maman soit damnée ! » Donc, elle s’occupe peu de l’autre monde et il lui paraît que, dans celui-ci, la grande affaire est d’aimer et d’être aimée. Un grand moraliste lui a bien appris qu’il n’y a pas de délicieux mariages. Cependant, elle sent qu’elle pourrait être heureuse avec un mari qui l’aimerait. Mais il ne suffirait pas qu’il l’aimât seulement un peu, car elle « est faite pour les sentimens vifs et n’échappera pas à sa destinée. » A qui fait-elle cette déclaration ? À un jeune Écossais, James Boswell, étudiant en droit à l’Université d’Utrecht. Elle adresse des confidences bien plus scabreuses à un homme qui en est encore moins digne que cet honnête lourdaud de Boswell, au colonel de Constant d’Hermenches qui commandait un régiment bernois au service de Leurs Hautes Puissances, les États de Hollande. C’est un homme marié qui hait sa femme et aspire au divorce. D’âge moyen et de mœurs pis que douteuses, il s’arroge, auprès de la jeune fille, un rôle qui tient de l’amoureux et du confesseur, sous-entendant ses désirs et voilant ses galanteries sous des conseils. Pendant huit ou dix ans, elle lui dit, dans une correspondance clandestine, ce que l’on dit à peine à une amie intime, à une sœur aînée. Lorsqu’elle s’avise, enfin, de son imprudence et redemande ses lettres, il fait la sourde oreille et nous sommes bien forcés de nous en féliciter, puisque, sans ce refus impudent, nous n’aurions jamais lu ces lettres, étourdissantes de brio et d’humour et, parfois, d’une si fine et si pénétrante sensibilité. Ah ! comme la pauvre Caliste paraît ennuyeuse et pâle à côté des lettres à d’Hermenches !

C’est grâce à elles que nous assistons à ce défilé de prétendans