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qui dura presque sans interruption de 1760 à 1770. Les chapitres qui nous offrent cet amusant spectacle ayant paru ici même, je n’insisterai pas. Je rappellerai simplement qu’il y en eut de tous les âges, de toutes les humeurs, de toutes les nationalités et de toutes les fortunes, depuis un personnage allié à la famille royale de Prusse, qui eût fait d’elle une quasi-princesse, et le Rhingrave qui l’eût faite reine dans un rayon de trois lieues, jusqu’à un marquis français ruiné qui rêvait de rebâtir ses châteaux avec la dot d’Isabelle, et un lord jacobite proscrit, dont les biens étaient sous séquestre. Je ne comprends pas Boswell dans la liste, puisqu’il s’est vivement défendu d’être un prétendant. Pourtant il se crut aimé et n’avait pas tout à fait tort. Car ce fut une de ses innombrables erreurs de jugement de prendre ce grotesque au sérieux. À ce moment, du reste, et jusqu’à la fin du siècle, l’Anglais plaît fort aux femmes. Pourquoi ? Est-ce à cause de sa vigueur physique, ou du soin qu’il prend de sa personne, ou de cette froideur qu’on suppose recouvrir les flammes de la passion ? Ce qui est certain, c’est que, dans le roman et dans la vie, il a le pas comme héros et fait prime comme épouseur. Le voyage que fait Belle de Zuylen en Angleterre, en 1766-67, ne serait-il pas une campagne matrimoniale plus ou moins déguisée ? Elle est entourée, fêtée, soigneusement examinée par les belles curieuses de l’aristocratie. Elle fréquente les gens célèbres, donne à dîner à David Hume, qui se signale par son adresse à ressaisir un poulet rôti qu’un petit chien vient d’enlever sur la table (la philosophie sert à tout ! ) mais, de soupirant, point. C’est à ce moment que je vois apparaître en elle les premiers symptômes du pessimisme qui l’envahira tous les jours davantage.

Parmi ces prétendans qui s’annonçaient de loin, quelques-uns, comme le comte d’Anhalt, ne parurent jamais. D’autres, comme le marquis de Bellegarde, firent longtemps leur cour et, finalement, sous divers prétextes, se retirèrent. Quelle fut la vraie cause de leur retraite ? Est-ce ses qualités ou ses défauts qui les rebutèrent ? Eurent-ils peur de sa réputation, de son caractère ou de son esprit ? Fut-ce la petite tache d’encre qu’elle avait déjà au bout de ses doigts ? Quoi qu’il en soit, à trente ans, elle était encore fille et fit un coup de tête. Elle épousa, contre le gré de sa famille et presque malgré lui, M. de Charriere, un gentilhomme pauvre qui avait été le précepteur de ses