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alors dix-neuf ans. C’était un grand diable à cheveux roux, qui se tenait mal et négligeait sa mise. Il n’avait pas eu d’enfance, point de cette première éducation familiale dont la trace ne peut disparaître. Il avait grandi sans mère, élevé, à distance, par un père qui lui envoyait, de temps à autre, de l’argent et un sermon. Ce Vaudois, fils d’un colonel au service de Hollande, était imbu de toutes les idées françaises, bien qu’il eût été instruit en Angleterre et qu’il parlât l’allemand à merveille. Il adorait le jeu et les femmes. En même temps il avait grand besoin d’émotions, sincères ou artificielles. Il jouait la comédie, non pour duper les autres, mais pour se duper lui-même. Nous connaissons deux circonstances où il essaya, plus ou moins gauchement, la scène du suicide. « Il avait toujours sur lui, dit impitoyablement M. Godet, de quoi se tuer et de quoi s’empêcher de mourir. » Comment le savons-nous ? Par ses aveux : des aveux très gais, car nul homme n’a jamais eu moins de scrupule à se moquer de lui-même. Sainte-Beuve a très finement distingué ces deux hommes qui étaient en lui : un naïf, un emballé, vivant côte à côte avec un ironiste sans merci qui le dénonçait et le ridiculisait à plaisir. Il mettait à ce jeu tout l’esprit de son siècle, dont il était abondamment pourvu ; mais il était et resta imbu de l’idée que l’esprit ne doit servir qu’à la conversation et aux lettres. Jamais il ne permit à cet esprit d’entrer dans ses livres. C’est pourquoi il n’y a rien de si ennuyeux qu’Adolphe, rien de si amusant que Benjamin Constant. Pourtant ce sont les deux moitiés du même être. Adolphe, le sceptique, survivra au bon diable naïf et passionné, mais ne cessera de porter son deuil.

En 1786, Adolphe est encore bien loin et le pessimisme de Benjamin éclate en farces et en équipées. « Un polisson vraiment extraordinaire » (elle le définit ainsi elle-même) : tel était Constant lorsqu’il apparut à cette femme qui attendait l’amour depuis trente ans. Elle avait aussi bien de l’esprit, et ce fut un premier lien entre eux. Etourdis et comme ravis de trouver chacun de leur côté un tel partenaire, ils se grisaient de paroles, insatiables l’un de l’autre, au point de ne pouvoir plus se quitter, même la nuit. Imaginez Benjamin assis près du lit de Mme de Charrière jusqu’à six heures du matin et à cette heure, matinale ou tardive, comme on voudra, prenant avec elle une tasse de thé. Plus d’une fois, les habitans des chambres voisines durent maudire ces deux eu gés (qui sait si ce n’est pas )a raison