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qui lui est faite, il n’a guère le temps de s’arrêter, et, si quelque velléité lui prenait de regarder une œuvre de plus près, il s’apercevrait bien vite que le plus souvent elle s’est révélée à lui tout entière, dès le premier coup d’œil, et qu’un plus long examen n’aurait pour effet que de lui en découvrir les défauts. Les artistes, en somme, auraient mauvaise grâce à se plaindre d’un état d’esprit qu’ils ont eux-mêmes créé. On les a trop gâtés, trop choyés ; ils sont trop nombreux ; ils produisent trop et trop vite. Au lieu d’être une aristocratie, l’art, comme la littérature, comme la politique, a été envahi par la rue : il a le public qu’il mérite.

Et cependant, à côté de ces manifestations tapageuses et discordantes, il y a encore des artistes qui vivent dans leur coin, étrangers aux intrigues, appliqués à leur travail. Il semble qu’il leur faille quelque courage pour résister au courant qui entraîne tant de leurs confrères. En réalité, ils ont choisi la meilleure part. D’ailleurs, eux aussi ils ont leur public, moins bruyant et moins capricieux. S’il n’est guère de gageure, si audacieuse qu’on la suppose, qui aujourd’hui ne puisse être soutenue, à force de réclames, par certains critiques, il convient d’ajouter que rien de bon, non plus, ne se perd. C’est des amis inconnus qu’ils ont mérités, et dont les sympathies viennent spontanément les chercher, c’est de ceux de leurs confrères qui comprennent comme eux la dignité de l’art, qu’ils recevront de précieux encouragemens. Les meilleurs, ils les trouveront en eux-mêmes, et pour en revenir à nos paysagistes, ceux qui seront restés constamment fidèles aux enseignemens de la nature ne cesseront pas de découvrir en elle des beautés nouvelles ; ils profiteront de plus en plus de son étude. Ils ne sont maîtres ni des distinctions officielles, ni des ventes fructueuses ; ils le sont de la direction de leur vie. Si le succès leur arrive, ils ne se laisseront pas griser par lui ; ils ne lui sacrifieront jamais cette entière sincérité dont aucun avantage extérieur ne peut remplacer l’intime contentement. La nature, à l’étude de laquelle ils se sont voués, ne saurait les tromper, et en dépit des chefs-d’œuvre qu’elle a déjà inspirés, il n’est pas à craindre que la source à laquelle on a tant puisé soit jamais tarie : elle seule est pure, elle seule est inépuisable.


EMILE MICHEL.