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réunies dans le salon aux volets mi-clos... M. de Charrière, qui n’a pu suivre l’enterrement, tant il est affaibli et déchu, est assis au coin de son feu, plongé dans une stupeur morne. Il a aimé autant qu’il était en lui cette femme dont il admirait les talens, dont il savait la bonté ; il a essayé de la rendre heureuse en lui laissant la libre disposition de sa vie et de sa fortune : il n’y a point réussi parce qu’elle était, suivant son propre aveu, « toujours mécontente d’elle-même, » et « partout étrangère... »

« Les amis entourent la fosse ouverte. Le pasteur dit la belle prière : « Puisqu’il a plu à Dieu de retirer à lui l’âme de notre sœur, nous devons déposer son corps dans le tombeau : nous rendons ainsi la terre à la terre, la poudre à la poudre, la cendre à la cendre, mais avec une ferme et pleine assurance de la résurrection à la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur... »

J’en étais arrivé à cette page. Dans une des chambres les plus retirées de la maison silencieuse où j’achève ma propre vie, une jeune fille anglaise me lisait ce passage, après avoir suivi avec moi tous les espoirs déçus et toutes les agitations stériles de cette âme inquiète. Là, elle s’arrêta, incapable de continuer et, pendant quelques instans, nous demeurâmes pénétrés d’une religieuse tristesse, comme si nous nous tenions nous-mêmes dans le petit cimetière, au bord de cette fosse où, cent ans auparavant (presque jour pour jour), était descendue Mme de Charrière.

Je ne chercherai pas d’autre conclusion que ce jaillissement d’émotion, si soudain, si spontané, si inattendu, de la part d’une inconnue et d’une étrangère, venue au monde trois quarts de siècle après que l’auteur de Caliste en était sortie et bien loin des lieux où elle avait vécu. Saint lacrymæ rerum, Mme de Charrière eût préféré ces larmes à tous les hommages. Elle les doit au biographe dévoué, à l’écrivain accompli qui l’a fait revivre telle qu’elle a été, telle qu’elle aurait pu, telle qu’elle aurait voulu être, telle, enfin, que la connaissaient ceux qui l’ont comprise et qui l’ont aimée.


AUGUSTIN FILON.