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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/835

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éditeur et il n’en trouvait pas, probablement parce qu’il n’avait pas cherché.

Une des distractions qui occupèrent et consolèrent ses dernières années, ce fut d’imprégner de ses idées des jeunes filles qu’elle disputait, — il faut bien le dire, — à l’autorité et à la discipline maternelles. Elle qui avait si mal conduit sa vie, et si mal jugé les hommes, était-elle le guide qu’il faut à de jeunes esprits ? Je laisse cette question et je remarque seulement que ce fut sa suprême contradiction, après tant d’autres, de se faire éducatrice dans le temps même qu’elle niait par ses écrits, comme on l’a vu, l’influence et, même, l’utilité de l’éducation.

A partir de 1802, elle n’écrit plus rien. Ses lettres, plus rares, trahissent la souffrance physique et morale. Dans sa dernière lettre à Benjamin, elle lui souhaite, comme le plus grand bien qui soit, d’être en paix avec lui-même. Et elle ajoute brièvement : « Je suis très mécontente de moi. » Ce mot nous livre le secret des amères et sombres rêveries où elle s’enferme pendant ces années de farouche silence. Elle repassait sa vie manquée, les vanités de sa jeunesse, ce mariage médiocre et les années perdues à se persuader qu’elle était heureuse alors qu’elle ne l’était, point, le double abandon dont elle avait souffert, ses amitiés dispersées[1], sa fortune gaspillée[2], ses brillantes facultés dont elle avait fait, en somme, un pauvre emploi, n’ayant donné au monde que d’admirables bagatelles. Et, lorsqu’elle se retournait vers l’avenir, vers l’au-delà, elle ne voyait que ténèbres. Elle regarda la mort s’avancer pas à pas. Quelques heures avant la fin, une clémence suprême jeta un voile devant ses yeux et lui déroba le spectacle de sa propre destruction. C’était le 27 décembre 1805. Voici, dans sa simplicité austère et douloureuse, la scène des funérailles :

« Cinq ou six amis intimes formaient le cortège funèbre avec quelques notables de Colombier et les vignerons de M. de Charrière qui, selon l’usage local, portaient le cercueil. Et, tandis que l’enterrement passe sous l’antique porche de la cour et monte la rampe du Pontet, de cette allure lente que rythme la cloche de la vieille église, les dames amies de la famille sont

  1. Il n’y avait, à Neuchâtel, qu’un homme d’esprit, M. de Marval et un homme de talent, le pasteur Chaillet. Elle les avait eus pour amis et s’était brouillée avec eux.
  2. Il ne demeurait presque rien de sa dot lorsqu’elle mourut.