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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/916

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toute gaîté au siècle : « le prêtre n’est-il pas un Irlandais lui aussi ? » Nulle roideur, nulle hauteur, point de mur de pierre qui les sépare des simples fidèles, ils se font aimer par leur bonne grâce et au besoin leur rudesse. Et, avec cela, généreux, pleins d’entrain, de chaleur : quand ils voyagent en France, notre clergé rural leur fait une singulière impression de passivité qu’ils s’expliquent par sa dépendance à l’égard de l’Etat. Mais s’ils sont eux-mêmes si populaires et si forts, ne croyons pas que ce soit seulement qu’ils sont indépendans du gouvernement, soutenus et payés par le peuple. Plus haute est la question : leur force, c’est la foi et la piété de l’Irlande, c’est un peuple entier croyant et pratiquant.

Il y a autre chose, un second facteur à la situation. Le prêtre irlandais n’est pas seulement le pasteur spirituel, il est le guide, le conseiller temporel ; l’histoire l’a fait par la force des choses le leader, et le seul leader, du peuple. Le peuple d’Irlande aurait pu avoir, comme les autres, son aristocratie nationale, sa bourgeoisie cultivée, si la conquête anglaise n’avait arrêté dans son cours naturel le développement du pays, sans d’ailleurs pouvoir créer de toutes pièces un nouvel état social durable. Lorsque, au XVIIIe siècle, la conquête étant parfaite, l’oppression s’organise, l’Irlande n’a plus ni aristocratie, — la terre est aux mains des landlords anglais et protestans, — ni bourgeoisie, — elle est anéantie ou elle a fui ; — la nation n’est plus qu’une plèbe inorganisée de paysans très pauvres, esclaves d’une Ascendancy et d’un gouvernement étrangers de race et de religion, et à qui il ne reste plus de chefs que dans le clergé qui seul a de l’instruction, et la confiance de tous.

Voyez la situation, aujourd’hui encore, dans les campagnes : dans l’Ouest, le prêtre est normalement le seul individu tant soit peu instruit du village ; il est, dans les quatre provinces, le seul conseiller capable, le seul chef écouté. Les politiciens ? Le peuple s’en sert, mais les juge à leur valeur. Le landlord ? Il n’a pas le plus souvent un intérêt, un sentiment, un but qui ne soient contraires à ceux des paysans, aux yeux de qui, fatalement, il est un ennemi ou un suspect, fût-il même catholique, car alors c’est un traître qui a vendu son pays pour garder sa terre. A la ville, le cas se présente un peu différemment, mais la même cause historique donne au clergé une influence exceptionnelle : c’est l’absence ou du moins l’insuffisance, en nombre et