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énorme stationne devant ces écriteaux, les regards fixés sur les chiffres, échangeant des remarques, des pronostics. Dans la rue, les tramways, les chemins de fer, les clubs, les salons aussi, on ne parle que du cricket match. L’attention de tout un peuple est fixée sur lui. Les résultats en sont commentés longuement dans les feuilles publiques. L’intérêt qu’on prend en Australie aux matches de cricket dépasse celui que nous accordons aux grandes courses d’automobiles, bien que celles-ci soient le stimulant d’une industrie de premier ordre, tandis que le cricket ne se rattache à rien de pratique. Il est pourtant considéré par des esprits distingués comme ayant une importance s’étendant jusqu’à la politique. En 1895, lord Jersey, qui venait de quitter le gouvernement de Nouvelle-Galles du Sud et est encore une personnalité éminente du Royaume-Uni, n’hésitait pas à déclarer que les matches de cricket entre Anglais et Australiens concouraient à resserrer les liens impériaux.

Il y a là un phénomène psychologique inexplicable à nos intelligences continentales ; d’autant plus surprenant que ce jeu très technique, compliqué, réclamant un entraînement prolongé, est dépourvu de toute animation, étant joué par vingt-deux personnes, dont deux seulement sont ensemble en action.

Si l’engouement extraordinaire des Australiens pour le cricket reste mystérieux dans ses causes, les conséquences de la passion de la jeunesse pour ce sport et pour quelques autres, tels que le football et le rowing, ne sont que trop sensibles. Le goût de l’exercice en plein air, si digne d’encouragement, a fait place à l’étude de la science spéciale à chaque sport. Celle-ci a envahi toutes les maisons d’éducation. Le but des jeunes gens n’est plus de s’amuser entre eux et de se développer physiquement, mais de faire gagner à leur équipe telle course ou telle partie où ils seront en compétition avec un autre club (car les collégiens sont, pour ces objets, organisés en clubs). Ils se livrent en conséquence à un entraînement sévère qui, après chaque séance, les renvoie fatigués à leurs classes. Là, devant leurs livres et leurs cahiers, à quoi pensent-ils ? sinon à ce qui a surexcité leur amour-propre, aux péripéties de l’essai qu’ils viennent de faire, à celui qu’ils feront demain, aux procédés techniques de leur sport, aux records déjà battus. Cela est certainement à leurs yeux d’un intérêt plus vif et surtout plus immédiat que les équations algébriques ou le De amicitia.