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II

« Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traits de sa vie, mais, vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous uae constante et solide contexture. » [Essais, I, 2, 1588.] En dépit de l’avertissement, c’est une tentation à laquelle nous voyons qu’on résiste assez malaisément que celle de vouloir mettre dans la vie, dans les œuvres, dans les idées d’un grand écrivain, plus d’ordre, plus de cohésion, plus de logique et de continuité qu’il n’y en amis lui-même. Nous avons beau savoir qu’il ne s’est pas appliqué moins de trente ans à son œuvre, comme l’auteur de l’Esprit des Lois, ou vingt ans, comme celui des Essais ; ou encore, s’il a laissé, comme Rousseau, plusieurs livres, nous avons beau savoir qu’ils sont séparés, comme la Nouvelle Héloïse et les Confessions, par des années d’intervalle, ou par des événemens plus considérables, si je puis dire, que des années, nous voulons à tout prix que ces manifestations successives de l’esprit en soient des expressions identiques ou du moins analogues ; il nous déplaît que le grand homme se soit contredit ; nous le ramenons à notre mesure en lui imposant notre manière de le comprendre ; et nous nous vantons alors d’avoir « reconstitué » l’unité méconnue de son œuvre et de sa pensée. Nous obtenons ainsi des Pascal tout en bronze, des Bossuet tout en marbre, des Rousseau tout en béton ou en « ciment armé. » C’est ce qui s’est passé pour Montaigne. Commentateurs, critiques ou historiens de la littérature, tous ont peiné pour réduire en système l’un des livres assurément les plus décousus qu’il y ait, et si je ne craignais qu’on ne prît mal le mot, je dirais l’un des plus « incohérens » que je connaisse dans aucune littérature. Entre ces Essais, dont le charme est fait pour partie de n’avoir les uns avec les autres que de lointains rapports, comme l’agrément d’un voyage est fait de la succession des aspects imprévus et vigoureusement contrastés, qu’il nous offre, on a essayé d’établir un « enchaînement, » ou un lien. On s’est demandé ce que Montaigne avait « voulu faire ; » quel dessein précis avait été le sien ; ce qu’il avait prétendu prouver ? Et, naturellement, à la question ainsi posée, chaque historien ou