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garantissent à la Turquie sa place dans le droit public européen ; mais, vis-à-vis d’elle, la violation flagrante des engagemens les plus solennels a été souvent tolérée, approuvée même, pourvu qu’elle tourne à l’avantage des sujets émancipés du Sultan. En 1806, trois puissances s’engagent, par le traité de Paris, à défendre par les armes l’intégrité de la Turquie : quand elle est attaquée en 1877, pas une ne bouge. En bien des circonstances, les Turcs, pour qu’on leur reconnaisse pleinement raison, n’ont eu qu’un tort, celui d’être les Turcs.

Ainsi, en pratique, « la politique d’intervention » et « la politique d’intégrité » trouvent une conciliation dans l’opportunisme des solutions. La politique française, depuis François Ier avait su trouver la combinaison moyenne : elle profitait de l’amitié du Turc pour obtenir des mesures de protection dont bénéficiaient les chrétiens de l’Empire. D’autre part, la protection des peuples chrétiens soumis aux Turcs devient, entre les mains des puissances européennes, un moyen d’influence, un motif permanent de s’immiscer dans les affaires orientales. Aussi les traités n’oublient-ils jamais de stipuler en faveur des chrétiens sujets de la Porte : le traité de Paris a son article 9, le traité de Berlin son article 61. Articles élastiques, traités commodes, qu’il est aussi facile de passer sous silence, lorsqu’on n’a pas besoin de les appliquer, que d’invoquer lorsqu’on cherche un prétexte d’intervention. Ce procédé empirique est devenu une méthode : c’est la politique des réformes que l’on pourrait définir un compromis entre la politique aventureuse d’intervention et la politique terre à terre des intérêts ; il est aisé d’en rire, et il est avéré que les réformes, dans la Turquie actuelle, ne sont la plupart du temps qu’un trompe-l’œil ; lentement, toutefois, certains résultats ont été acquis, et, puisque l’intégrité de l’Empire ottoman et le maintien de l’autorité du Sultan sont apparus, jusqu’à présent, comme des garanties nécessaires à l’ordre et à la paix de l’Europe, la politique des réformes, si illusoire soit-elle, n’était-elle pas, eu définitive, la seule réalisable et n’a-t-elle pas offert la seule conciliation possible entre une justice idéale, et d’ailleurs mal définie, et la réalité quotidienne des solutions pratiques ? À cette question la suite de cette étude nous aidera peut-être à trouver une réponse.