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une grande partie du sol de la péninsule. La Russie qui, depuis Pierre le Grand, avait rendu aux chrétiens, submergés par l’invasion musulmane, l’espérance de la délivrance, leur apportait, cette fois, la réalité de la liberté ; elle est, avec la France, la seule puissance européenne qui ait efficacement versé son sang pour l’affranchissement des peuples chrétiens[1]. L’existence d’Etats nouveaux dans la péninsule des Balkans, voilà, après la guerre de 1877 et le Congrès de Berlin, le premier des deux élémens qui vont modifier les conditions de la politique européenne vis-à-vis de l’Empire ottoman. Voici maintenant le second.

Derrière le tapis vert du Congrès de Berlin dont la présidence lui est dévolue, se profile, puissante et dominatrice, sanglée dans un uniforme militaire, la silhouette redoutée du hobereau prussien qui, depuis vingt ans, conduit, au mieux des intérêts allemands, les affaires de l’Europe : le prince de Bismarck est entré dans le jeu oriental et, derrière lui, la force allemande, attirée par l’Angleterre, va maintenant peser d’un poids lourd sur les destins de l’Empire ottoman et des peuples balkaniques. Pour l’observateur attentif aux grandes évolutions de la vie et de la fortune des peuples, il n’est pas, peut-être, de spectacle plus digne d’attention que le rôle et l’attitude du prince de Bismarck pendant toute la crise orientale, de 1875 à 1879. Talleyrand au Congrès de Vienne, Bismarck au Congrès de Berlin resteront, pour les diplomates de l’avenir, des sujets de fructueuse méditation. A ce moment, le chancelier a achevé son œuvre européenne ; il est au faîte de la gloire et à l’apogée du génie ; mais il reste peu sensible aux apparences flatteuses d’un rôle décoratif ; sa politique est un chef-d’œuvre de réalisme sans aucun mélange de cette vanité qui blesse si cruellement les plus faibles sans profiter aux plus forts, ou de cette générosité sentimentale, peut-être méritoire, mais si souvent fatale aux princes ou aux États qui s’y laissent entraîner : c’est le système bismarckien dans toute sa puissance en même temps que dans toute son élasticité. Le chancelier en a lui-même, dans un chapitre de ses Pensées et Souvenirs digne de figurer à côté des plus belles pages de Machiavel ou de notre Philippe de Commines, analysé les mobiles, les ressorts et les fins. L’intérêt allemand, rien que l’intérêt allemand, c’est tout ce que Bismarck veut voir dans la question

  1. Voyez, sur ce point, un article écrit ici même par M. Julian Klaczko, un Polonais, donc peu suspect de partialité envers la Russie, le 1er novembre 1878.