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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/338

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aucune image, elle ne peut plus se représenter ni Jésus enfant dans les bras de sa mère, ni Jésus glorieux et tendre sur la montagne, ni Jésus pitoyable sur la croix. Elle n’a même plus quelque image vague, mais lumineuse encore, sur laquelle elle puisse appuyer sa pensée de Dieu. Suivant les lois qui gouvernent toutes les formes de la contemplation mentale, elle a vu les images se raréfier pour se fixer, puis s’unifier et enfin s’appauvrir pour disparaître tout à fait. Alors, de l’aveu des mystiques, la mémoire, l’imagination, l’intelligence elle-même se perdent, tandis que la volonté continue d’aimer, et l’amour qui envahit l’âme, l’amour dépourvu des images qui l’ont soutenu et coloré jusque-là, n’est plus ni la tendresse, ni la piété filiale, ni la reconnaissance, ni la compassion ; il est tout cela à la fois, et c’est alors vraiment qu’il est l’amour infini, la joie de se donner tout entier, toile que les quiétistes l’ont vécue et l’ont célébrée. Suivant les propres expressions de Mme Guyon, toute l’occupation de l’âme n’est plus qu’un amour général sans motif ni raison d’aimer. « Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour, elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou raison tirez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle aime, et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre bien-aimé, ô âme, qui vous porte aussi à vouloir souffrir ? « Hélas ! » dira-t-elle, « elles ne me viennent pas dans l’esprit. — Mais c’est donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en lui ? — Hélas ! je n’y pense pas. — Que faites-vous donc ? — J’aime. — N’est-ce pas la vue de la beauté de votre amant qui enlève votre aveu ? — Je ne regarde pas cette beauté[1]. » Alors toute image, toute pensée, tout jugement ayant disparu, le mystique est incapable de savoir pourquoi il aime, et il arrive logiquement à la doctrine du pur amour : « Si l’on me demandait, » disait encore Mme Guyon, « pourquoi j’aimais Dieu, si c’était à cause de sa miséricorde et de sa bonté, je ne savais ce qu’on me disait. Je savais qu’il était bon, plein de miséricorde, et cette perfection me faisait plaisir. Mais je ne songeais pas à moi pour l’aimer, je l’aimais et je brûlais de son feu parce que je l’aimais : et je l’aimais de telle sorte que je ne pouvais aimer que lui ; mais en l’aimant je n’avais nul motif que lui-même. »

  1. Les Torrens, ch. V, p. 204.