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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/380

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jumelles au côté, guide à la main (lui, cependant, promenait partout un superbe chapeau haut de forme) ; tout à coup, un grand vent s’élève et tous ces beaux drapeaux se retournent, s’accrochent, se déchirent ; puis la pluie survient et c’est par un temps fâcheux, qu’après avoir très médiocrement déjeuné en ville, Fantin et ses amis (il voyageait avec M. et Mme Lascoux et Jules Bordier, le fondateur des Concerts populaires d’Angers) prennent la jolie route qui doit les conduire au théâtre. Mais le spectacle ne commencera qu’à sept heures : par protection spéciale, il leur est permis de visiter la machinerie du théâtre, puis ils se dédommagent, à la « restauration » du théâtre, de leur triste repas de midi, et se mêlent à la foule qui attend le passage du roi. Cependant, le souverain ne paraît toujours pas ; une fanfare retentit, et vite, il leur faut pénétrer dans la salle afin de s’assurer de leurs fauteuils.


Nous entrons ; très bien l’aspect, sobre et solennel (il n’y a pas d’extérieur du tout, ni façade, rien). À peine deux ou trois Français. Liszt avec des dames, groupe où l’on parle français. Mme Cosima se trouve là. Avant l’obscurité, il y a demi-lumière ; on sent qu’il va se passer quelque chose de sérieux. Une sonnerie militaire à l’extérieur, c’est le Roi, mais avant qu’on puisse le voir, le signal se fait entendre, la nuit (presque) se fait. Je vous assure que cela remue très fort. Puis comme des mugissemens (c’est sonore et voilé) ; l’orchestre fait l’effet d’une seule voix, orgue immense Oh ! c’est très beau ! Unique. Rien n’est comme cela. C’est une sensation non encore éprouvée. Le rideau s’écarte doucement et voici une chose sans nom, vague, obscure, petit à petit verdâtre, s’éclairant lentement ; bientôt on aperçoit des roches, puis tout doucement des formes passent, repassent, les filles du Rhin dans le haut ; dans le bas, Albérich dans le fond des roches. Je n’ai rien dans mes souvenirs de plus féerique, de plus beau, de plus réalisé. Le mouvement des filles du Rhin qui nagent en chantant est parfait. L’Albérich qui grimpe, qui ravit l’or ; l’éclairage, la lueur que jette l’or dans l’eau, tout est ravissant. Là, comme dans tout le reste, c’est de la sensation. Pas la musique, pas le décor, pas le sujet ; mais un empoignement du spectateur. Ce n’est pas le mot qu’il faut que spectateur, ni auditeur non plus, c’est tout cela mêlé… L’impression est énorme, malgré mon manque de connaissance qui m’empêche de suivre d’un bout à l’autre. Cela me fatigue plus que l’audition au piano, car l’intensité des impressions est si forte ! Et la réunion des décors, de l’action, même la fatigue de la langue que l’on veut comprendre ! Je me suis vu forcé de lâcher quelquefois, de rester animal, de subir, de vivre sans réflexion. Je suis persuadé pourtant que le musicien possédant sa partition, connaissant cela comme on connaît une langue, n’éprouverait pas tant de fatigue. Pourtant M. Lascoux vient de me dire qu’il a été dans l’impossibilité de dormir. Moi, je dors bien, accablé par les impressions que j’ai ressenties. Et la bière est si bonne ! Nous avons