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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/467

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Chartreuse ! Hélas ! la mort a pris possession désormais de ces sœurs de Venise, que naguère le savant cosmographe Vincent Coronelli, dans son Atlante Veneto, plaçait au premier rang de toutes les îles du globe : et une mort dont aucun artifice ne tâche à nous déguiser l’horreur, mais qui plutôt, croirait-on, se complaît à étaler sous nos yeux son œuvre d’enlaidissement et de profanation. D’un seul coup, le décret impérial de 1806 a ruiné, anéanti l’archipel vénitien.

Voici, un peu en arrière de Saint-Georges-Majeur, l’île de la Grâce. Elle était célèbre entre toutes, au temps passé, par son hospice de pèlerins, par l’image miraculeuse de la Vierge que contenait son église, et par ce couvent de Jéronimites où la belle et sage Bianca Spinelli, le soir de ses noces, et avec le consentement de son jeune mari, était venue sacrifier à Dieu tous ses rêves d’amour et de bonheur terrestres. L’âme de Bianca Spinelli avait sanctifié, depuis lors, l’exquise petite île ; et je ne connais pas de vision plus touchante, plus vraiment angélique dans sa limpidité, que celle que nous offre une estampe italienne représentant l’île de la Grâce, telle qu’elle était encore au XVIIIe siècle, avec ses bouquets d’arbres reflétés dans l’eau, avec le haut clocher de son couvent et la façade légère de son église, avec le groupement pittoresque de ses toits inégaux sous l’étrange colonnade de ses cheminées : tout cela immortellement jeune, délicat, recueilli, et comme parfumé de silence heureux. Mais, en 1806, l’église et le couvent furent fermés : en 1810, ils furent démolis, et l’on construisit à leur place une poudrière, que la juste colère du ciel supprima, par une explosion, quarante ans après. Aujourd’hui l’île de la Grâce, sans autres monumens qu’une longue rangée de hangars et quatre ou cinq cheminées d’usines, est devenue un potager, d’où le « ventre de Venise, » tous les matins, reçoit sa provision de choux, de carottes, et de céleris.

Trop heureuse au moins celle-là d’avoir pu, en échange de sa beauté et de son utilité séculaires, être appelée à une destination aussi respectable ! Mais voici, non loin d’elle, à la pointe orientale des Jardins Publics, une autre île que tous les visiteurs de Venise doivent avoir remarquée : car on la découvre de divers endroits, et l’œil est invinciblement attiré par ce qu’il y a, dans sa laideur, de funèbre en même temps que de monstrueux. Au centre se dresse une énorme cheminée noire, en forme de cône, et qu’on ne sait quelle secrète prétention artistique rend encore plus affreuse, dans son état présent d’inertie et de délabrement. Alentour, parmi des terrains vagues et des tas de décombres, une vingtaine de longues et plates bâtisses de