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pierre ou de bois, édifiées naguère pour servir d’ateliers et de magasins à une fabrique, mais depuis longtemps fermées et abandonnées, pourrissant là sans usage possible. Et à ce spectre pitoyable de la défunte fabrique s’ajoute et s’oppose, non moins pitoyable, le spectre décharné d’une antique église. Privée de sa façade, avec son énorme toit nu, ses fenêtres gothiques murées ou béantes, c’est bien l’église la plus morte que l’on puisse voir ; on serait tenté de penser que les nouveaux maîtres de l’île l’ont mutilée, à dessein, de cette manière, pour la réduire au ton de laideur des ruines qui l’entourent. Telle est, à présent, l’île de Sainte-Hélène : mais autrefois, avant le décret de 1806, ce lieu de désolation était le plus précieux joyau de toute la Lagune, « l’œil des îles vénitiennes, » insularum ocellus !

Dès le milieu du XIIe siècle, l’évêque Michiel avait fondé, dans cette petite île, un refuge pour les pèlerins de Terre Sainte et pour les pauvres voyageurs de toute provenance. En 1205, une grande et magnifique église y avait été élevée, où l’on avait déposé les restes vénérés de la mère de Constantin. Deux siècles plus tard, le pape Grégoire XII avait concédé l’île aux moines Olivétains ; et ceux-ci, qui l’avaient habitée jusqu’en 1806, s’étaient toujours pieusement employés à la rendre belle. Peu d’îles étaient plus riches que celle-là en beaux arbres ; le pourtour de l’église, notamment, était tout planté d’une végétation dont maint voyageur nous a vanté la fraîche verdure et les charmans ombrages. Quant à l’église elle-même, tournant vers la Lagune sa haute façade, — où, sous la rosace éclatante d’une verrière, Antoine Rizzo et d’autres maîtres avaient sculpté un superbe portail, — les Pères Olivétains l’avaient remplie, trois siècles durant, de tout ce que l’art vénitien produisait de plus noble et de plus parfait. Sans parler de ses chefs-d’œuvre de broderie, d’orfèvrerie, et d’enluminure, ni des célèbres stalles du chœur, travaillées en intarse par le Frère Jean de Vérone, on voyait là une centaine de peintures fameuses, dont quelques-unes seulement, nous ont été conservées. Toute l’île, d’ailleurs, n’était qu’un musée, dans un jardin de conte de fées. Jamais rêve plus délicieux ne s’est changé en un plus triste et vilain cauchemar. Et pourquoi ? à quel profit ? Le changement ne peut pas même, cette fois, se couvrir du pauvre prétexte de l’utilité. C’est gratuitement, pour la joie de détruire, que l’on a détruit la « prunelle des îles. »

Mais à quoi bon continuer d’évoquer le douloureux martyrologe des îles vénitiennes ? Toujours, que notre barque aborde à l’île du Saint-Esprit, à la Chartreuse de Saint-André, à Saint-Nicolas du Lido,