Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/558

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— pour ne rien dire des autres, — tous, accumulés ensemble, forment à peine une masse aussi imposante, aussi attractive que l’unique Horace ! Peu importe que celui-ci ait cent fois moins d’idées, et d’émotions, et même de « beautés » fortes et profondes qu’un Augustin par exemple : l’Épître aux Pisons est une œuvre classique ; les Confessions rentrent dans le « bas latin ; » cela dit tout, tant le préjugé est tenace !

Il n’est pas moins fâcheux que tenace, et on voudrait le montrer ici par un exemple particulier, celui que fournit le groupe des écrivains latins de la Gaule.


I

Certes, on ne les donne pas comme très originaux. L’originalité, au surplus, n’a jamais été une qualité très prisée des Latins. Chez eux, en littérature comme en politique, la tradition, le mos maiorum, pèse d’un poids qui serait fort lourd, s’il n’était aussi volontairement supporté. Les rénovateurs de la poésie ou de l’éloquence, un Lucain, un Sénèque, sont peu nombreux et peu favorablement accueillis. La plupart des écrivains se piquent avant tout d’être « savans, » docti ; comme l’Eumolpe de Pétrone, ils tiennent que, pour bien écrire, il faut avoir l’âme « saturée de littérature, » ingenti flumine litterarum inundata, et eux-mêmes appliquent cette règle[1]. Ils pillent à droite, à gauche, tout ce qu’ils peuvent trouver, idées ou faits, cadres généraux ou épisodes, procédés ou ornemens, détails d’expression même ; et ils étalent ces emprunts, non seulement sans fausse honte, mais avec joie, avec coquetterie presque, sachant bien qu’au fond leur public, très instruit lui aussi, trop instruit, n’a pas de plus cher plaisir que de retrouver dans leur prose ou leurs vers ses anciennes connaissances. À cette universelle routine, les Gaulois échappent d’autant moins qu’ils sont plus souples que forts, plus capables de s’assimiler les inventions d’autrui que d’en créer par eux-mêmes. Je signalais tout à l’heure la révolution littéraire tentée par les Espagnols Sénèque et Lucain ; de même, en Afrique, un fantaisiste comme Apulée, un passionné comme Tertullien, modifient forcément les thèmes traditionnels par la seule vertu de leur tempérament capricieux ou fougueux : nos

  1. Pétrone, Satiricon, 118 : « Neque concipere aut edere partum mens potest, nisi ingenti flumine litterarum inundata. »