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défaillance et de détresse. Il n’est pas jusqu’au premier acte, fort médiocre en son ensemble, très chargé et encore-plus vide, qui ne trahisse par momens un musicien de théâtre. Songez à l’éclat superbe, — au milieu de trop vulgaires éclats, — du cri d’Eléazar : « O ma fille chérie ! » Rappelez-vous aussi le début de l’ouvrage : comme deux ou trois mesures de Te Deum se mêlent aux propos de la foule, à l’avis craintif de Rachel : « Mon père, prenez garde ! » comme tout cela pose le drame, les caractères, et crée, à l’extérieur au moins, le mouvement et la vie.

Autant que la marche de l’action, ou sa course, il serait juste d’en noter parfois, dans l’opéra français, les haltes ou les relâches, dramatiques aussi. C’est l’arioso, maternel et palpitant, de Fidès à peine échappée à la hache ; l’allocution nuptiale et déjà funèbre de Marcel aux deux époux, bientôt martyrs ; c’est l’adieu de Selika mourante, la berceuse de Masaniello veillant sa sœur endormie, le baiser de Guillaume sur le front qui va s’exposer à sa main paternelle ; c’est Eléazar bénissant la table pascale, c’est Rachel inquiète, épiant dans la nuit les pas de celui qui « va venir. »

Pastorale avec magnificence au premier acte de Guillaume Tell, la musique pourtant, de loin et comme au fond, s’y montre pathétique aussi. Parmi tant d’hymnes de joie et de paix, plus d’un ne semble célébrer qu’une paix mal assurée, une joie menacée et timide. L’apostrophe de Guillaume : « Il chante en son ivresse ! » éclate avec un bruit de tonnerre dans la sérénité du matin. Le mode mineur donne je ne sais quelle mélancolie à certains chœurs (« On entend du haut des montagnes, » ou encore : « Hyménée, ta journée… ») que la rapidité du mouvement ne ferait que joyeux. Telle phrase inquiète de Guillaume ou d’Hedwige et, dans l’auguste discours de Melcthal aux jeunes mariés, de sombres modulations, des accens irrités, passent comme des nuages sur un ciel qui n’aurait plus rien de dramatique, s’il était tout entier radieux.

Tantôt ainsi la force de notre musique d’opéra se répand, et tantôt elle se rassemble. Elle se concentre volontiers dans la rencontre, dans le conflit de deux personnages, ou d’un personnage avec la foule, dans une « situation, » dans un de ces « coups de théâtre, » qu’avec autant de puissance que de justesse, le génie d’un Rossini et celui surtout d’un Meyerbeer tant de fois a frappés. Je n’en connais pas de plus soudain et d’où