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Manger des cerises sur l’arbre, dans l’air frais du matin, est à peine de la gourmandise ; c’est un plaisir poétique. Mais Madame ne nous cache pas que Liselotte était sur sa bouche, Elle se relevait la nuit en cachette pour se bourrer de friandises volées à l’office. À la vérité, ce n’était pas de ces « choses délicates » et malsaines à la mode de France, « comme le chocolat, le café et le thé ; » c’était « une bonne salade de choux avec du lard[1]. » Une salade de choux allemands, et c’est tout dire, car, répétait Madame avec complaisance, le chou français n’est pas comparable. Le chou allemand a de la saveur, un montant particulier et délicieux ; le chou français est aqueux et fade.

Liselotte, comme presque toutes les petites filles, aurait voulu être un garçon. Madame se le rappelait avec une pointe d’orgueil, de même qu’elle était encore fière, à près de soixante-dix ans, de s’être débarrassée à force de sottises de sa première gouvernante, qui était vieille et ennuyeuse. Un jour que son élève avait failli la tuer en la faisant tomber sur le nez, Mlle de Quaadt avait demandé à s’en aller : « Elle déclara qu’elle ne voulait plus être auprès de moi[2]. »

La grande joie de Liselotte, joie de tous les jours et de toutes les minutes, et qu’elle ne devait jamais connaître à la cour de Louis XIV, était de vivre en liberté, trottant de-ci de-là, et causant avec chacun, noble, bourgeois ou manant. Elle avait acquis à ce manège une parfaite connaissance, dont elle aimait plus tard à faire parade, des choses et des gens de son lieu de naissance. Quelques mois avant sa mort, elle employa plusieurs pages de l’une de ses lettres à prouver qu’elle savait encore par cœur la ville de Heidelberg, ses rues, ses maisons, ses enseignes, ses curiosités ; où habitait le bourreau ; quelle route avait suivie le fameux fantôme qui avait des yeux de feu et que son père, en bon esprit fort, avait fait arrêter. Il se découvrit ainsi que le fantôme était un étudiant français, nommé Beauregard, et qu’il avait eu pour complices d’autres étudians français, dont un futur abbé, le frère de Dangeau.

Ces souvenirs étaient le trésor de Madame, où elle se complaisait à puiser en écrivant. Le chapelet de ses anecdotes sur l’ancienne Liselotte divertissait les siens ; il semblerait puéril au lecteur ordinaire, et l’on peut d’ailleurs en faire tenir tout

  1. Lettre du 6 mai 1700 à l’Électrice Sophie de Hanovre.
  2. Lettre du 3 décembre 1718, à la raugrave Louise.