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écrivait-elle, comme de la mort ; le temps et l’heure en sont marqués : on n’y échappe pas. Tel notre Seigneur-Dieu la voulu, tel il faut qu’il se fasse[1]. » Plusieurs projets avaient déjà avorté ; c’était peut-être parce que Dieu avait d’autres vues, et Liselotte sentait l’impossibilité d’être tranquille.

Elle estimait que rien ne dédommage de la perte de la liberté, tandis que la liberté dédommage de tout, même d’une Mlle de Degenfeld. Sa liberté à elle lui servait surtout à faire de grandes courses à pied, car les « plaisirs » étaient rares à Heidelberg. On allait aux foires et aux représentations des troupes ambulantes. Une partie de traîneaux, en masques, fut une fois l’événement de l’hiver. Une autre année, il est question dans les lettres de Liselotte[2]d’une mascarade où elle représentait l’Aurore et son frère Mercure. Il ne lui en fallait pas davantage pour déclarer Heidelberg un Paradis terrestre. Charles-Louis l’accusait de manquer de sérieux ; il l’aurait voulue plus « princesse ; » mais elle n’était pas sa fille pour rien, et elle ne se laissait pas faire comme son frère. Elle était donc libre quand même, et heureuse quand même, sous le joug paternel et dans son milieu irrégulier, lorsqu’il arriva précisément ce qu’elle avait redouté. Il plut à « notre Seigneur-Dieu » de la marier avec un prince à qui elle n’avait pensé de sa vie et qui avait déjà femme, de sorte qu’il fallut commencer par faire mourir une jeune princesse, délices de la cour de France, pour exécuter l’arrêt d’en haut. Quand les hommes se mêlent de deviner à quoi s’occupe la Divinité, ils arrivent tout de suite à des monstruosités. Madame a pour excuse de ne s’être jamais piquée de logique ; la conséquence de son fatalisme lui avait certainement échappé.


ARVEDE BARINE.

  1. Lettres aux raugraves des 28 décembre 1719, 20 juin 1720, 15 octobre 1701. 16 avril 1699.
  2. Cf. les lettres à Mme de Harling, née d’Uffeln, son ancienne gouvernante, p. 5 et suite.