Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/909

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

JUAN. — Ne me l’arrachez pas, señor, elle tombera bien d’elle-même.

LE MARCHAND. — Le mioche croit-il que je veux lui arracher une dent ?

JEAN. — Là, doucement, señor, elle ne me fait pas mal ; doucement, de grâce, je me meurs.

AÏDAR. — Et de cet autre, combien en offre-t-on ?

LE CRIEUR. — On en offre deux cents écus.

AÏDAR. — Et pour combien le laissera-t-on ?

LE CRIEUR. — On en veut trois cents.

AÏDAR. — Si je t’achète, seras-tu bien sage ?

FRANCISCO. — Je serais sage, même si vous ne m’achetiez pas !

AÏDAR. — Pour tout de bon ?

FRANCISCO. — Ne le suis-je pas déjà, sans me vanter.

LE CRIEUR. — Il est à vous. Vienne l’argent.

LE MARCHAND. — Je désire payer chez moi.

LA MERE. — Mon cœur se fend.

LE MARCHAND. — Achetez, les amis, achetez l’autre petit. Viens, enfant, viens t’amuser.

JUAN. — Señor, je ne veux pas quitter ma mère, pour aller avec d’autres.

LA MERE. — Va, mon fils, déjà tu n’appartiens qu’à celui qui t’a acheté.

JUAN. — Quoi ! mère, vous m’abandonneriez ?

LA MERE. — O Dieu ! que tu es cruel !

LE MARCHAND. — En route, petit, viens avec moi.

JUAN. — Partons ensemble, mon père.

FRANCISCO. — Je ne puis, cela ne dépend pas de moi. Que Dieu te protège !

LA MERE. — O mon trésor ! O ma joie ! que Dieu ne t’abandonne pas !

JUAN. — Où donc m’emmène-t-on, sans vous, ô ma mère !

LA MERE. — Permettez, señor, que je parle un instant à mon fils. Accordez-moi cette brève joie, puisque ma douleur sera éternelle.

LE MARCHAND. — Dis-lui ce que tu voudras, car c’est pour la dernière fois.

LA MERE. — Pour moi, c’est la première où je me vois en pareille angoisse.

JUAN. — Gardez-moi ici avec vous, car je ne sais où l’on m’emmène.

LA MERE. — Toute chance t’abandonne, mon fils, car je t’ai enfanté. Tout, dans mon désespoir, s’est ligué contre moi. Le ciel s’est obscurci, les élémens, la mer et les vents se sont déchaînés. Toi, tu ne connais pas encore ton malheur, bien que tu y sois plongé, car celui qui ne l’a pas connu peut encore croire au bonheur. Mais je t’en conjure, ma chère âme, puisqu’il ne me sera plus donné de te voir, promets-moi de ne jamais oublier de réciter l’Ave Maria. C’est elle, cette Reine de bonté, de vertu, pleine de grâce, qui rompra tes chaînes et te rendra à la liberté.

AÏDAR. — Écoute cette méchante chrétienne, qui donne de pareils conseils à son fils ! Pourvu qu’elle n’ait pas été une ivrogne, comme, toi, fausse et dissolue.