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aident à nous délivrer de l’esclavage où cet homme nous tient ! » Il me dit cela d’un ton agité et fiévreux ; et puis, brusquement, il s’éloigna.


J’aimerais à pouvoir citer encore quelques-uns des autres entretiens qu’a eus le voyageur anglais, pendant son séjour à Paris, et qu’il nous rapporte, sinon toujours exactement, du moins avec un air constant de naturel et de sincérité. De ses anciens amis jacobins de 1793, les uns sont à présent des vaincus, et tous leurs propos ont un ton d’aigreur caractéristique ; d’autres, tels que le « membre du gouvernement » que nous venons d’entendre, ont eu l’adresse de se faire recevoir comme domestiques dans la maison où, hier encore, ils commandaient en maîtres, et, avec leur mélange de platitude et de haine secrète, nous font voir des âmes dignes de leur emploi. Ainsi le peintre David, tout en exaltant le génie du Premier Consul, ne peut pas s’empêcher de regretter le temps où, avec ses collègues du Comité de Salut public, il « sauvait la France » et étonnait le monde. Dans sa folle vanité, il est convaincu que c’est le gouvernement anglais qui, en 1794, par admiration pour lui, a obtenu qu’il fût remis en liberté. Mais cet homme déplaisant a près de lui une femme excellente, une vraie sainte ; et le portrait que Yorke nous fait d’elle est parmi les plus vivans et les plus charmans de son livre.

François de Neufchâteau, lui, a congédié la pauvre femme qu’il avait épousée au temps de son obscurité, et c’est maintenant en compagnie d’une « très belle et élégante » maîtresse qu’il fait à Yorke les honneurs de son château et de ses jardins de Vincennes. Au contraire, le fameux auteur des Droits de l’Homme et de l’Age de la Raison, Thomas Paine, apparaît à Yorke bien tristement déchu depuis le jour où, à la tribune de la Convention, il l’a vu se tenir debout, droit et immobile, pendant qu’un autre député lisait la traduction française d’un de ses discours. Le misérable appartement qu’il habite, dans la maison d’un libraire, rue du Théâtre-Français, est, nous dit Yorke, « le plus malpropre que j’aie vu de ma vie. » Le vieux révolutionnaire est fatigué des hommes et des choses. « Ces gens-là, — dit-il, en parlant des Français, — ont versé des flots de sang pour la liberté ; et, maintenant qu’ils ont cette liberté, il devient impossible à un honnête homme de demeurer dans leur pays ! Ils n’ont conquis la moitié de l’Europe que pour la rendre plus malheureuse qu’avant ! » Quant à lui, il ne rêve plus que d’aller mourir en Amérique. Et, en attendant, il se distrait à construire, en bois ou en carton, des modèles de ponts, qu’il compte léguer au gouvernement des États-Unis. Jamais il ne lit les livres d’autrui ; et jamais non plus il ne lit les siens, car il les sait