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d’avoir su choisir quelques-uns des épisodes les plus propres à en montrer l’intérêt humain, la grandeur tragique, pourquoi pas la portée sociale ? c’est d’avoir introduit une signification morale et universelle dans un sujet qui n’était qu’un sujet comme un autre ; — et voilà tout le Roman de Tristan. Ce ne sont pas les victoires amoureuses de Tristan qui font la beauté du poème, et ce n’est même pas, en un certain sens, l’intensité de sa passion. D’autres que lui n’ont pas aimé moins passionnément que lui. Mais la source de ses voluptés est la source aussi de ses pires souffrances ! Il est presque aussi malheureux, — et honteux, — d’aimer, qu’un autre en serait joyeux et heureux. Il fait ce qu’il peut pour échapper à la tyrannie de son amour, et même plus qu’il ne peut, comme quand par exemple, pour anéantir en lui le souvenir de la première Iseut, il le profane, en épousant la seconde, Iseut aux blanches mains, la fille du duc de Bretagne. Et comment se fait-il qu’il n’y puisse pas échapper ? Comment et pourquoi sa pensée, toute sa personne, à lui, Tristan, le vainqueur du Morhoult et de tant d’autres monstres, sont-elles obstinément, constamment ramenées vers la première Iseut ? C’est qu’il y a le philtre ! Il y a la fatalité première, sur laquelle la légende ne s’est point expliquée, mais qui continue de peser sur lui de tout son poids, et dont il ne réussit finalement à se débarrasser qu’en mourant. Pas de légende sans le philtre, disions-nous tout à l’heure ; et maintenant nous pouvons dire : pas de poème, non plus, sans le philtre ! Tout le charme de Tristan est en quelque manière sorti du flacon magique où la mère d’Iseut avait enfermé le breuvage qu’elle ne destinait point au héros.

On ne s’étonnera pas que nous insistions sur ce point. Il s’agit de Tristan. Et puis, comme nous l’avons dit, il ne nous est parvenu de Tristan que des fragmens incomplets. C’est à peu près comme si nous disions que la réputation du poème ne s’explique par aucune qualité d’exécution ou de facture. Ce n’est point par la supériorité de la forme que Tristan s’impose à notre admiration, puisqu’on pourrait dire que, comme forme, il n’existe point. Ce qui en fait la beauté lui est donc tout intérieur, et consiste essentiellement dans la nature des sentimens ou des idées qui l’animent. Quelles sont donc ces idées ? et quels sont ces sentimens ? C’est ce qu’il fallait considérer de près. Le lecteur a sous les yeux les résultats de cette recherche et nous pouvons dire :