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Il est vrai que, si l’on fait de nos jours une place à part, et unique, parmi les Romans de la Table Ronde, au roman de Tristan, ce n’est que depuis qu’il a plu à Richard Wagner de s’en inspirer, et d’en tirer son chef-d’œuvre. Il est vrai également que ce chef-d’œuvre a fixé, pour ainsi dire, et peut-être, dans l’opinion publique, « immobilisé » pour longtemps le sens de la légende. Mais il n’est pas vrai que la seule beauté de la légende soit où Richard Wagner l’a vue, et il n’est pas vrai que l’on ne puisse interpréter le sujet que comme lui. Wagner ne se souciait pas d’histoire littéraire en écrivant Tristan, et rien ne lui était plus indifférent que de savoir lequel était le plus voisin de la « leçon » primitive, le fragment de Béroul ou celui de Thomas. Et il n’est pas vrai surtout que la conception de l’amour et de la vie dans le Tristan de la légende soit celle que l’on continue d’y voir depuis Wagner. « Fort comme la mort, » la tristesse tragique du dénouement le prouve, puisque Iseut et Tristan ne meurent que de s’être trop aimés, et qu’ainsi nous voyons qu’il leur est « physiquement » plus facile de mourir, je ne dis pas que de « renoncer » à leur amour, mais d’en écarter d’eux la poignante obsession ; cet amour, s’il n’est pas « l’amour courtois » de nos poèmes français, n’est pas non plus « l’amour romantique » des contemporains de George Sand et d’Alfred de Musset. Ce n’est point un amour d’« outlaw », ni d’« anarchiste, » et, comme le disait M. Bédier, Tristan n’est pas un révolté. S’il est sans doute, comme Iseut elle-même, sans pitié pour ceux qui contrarient son amour, par la bonne raison qu’il y joue sa vie, et si tous les moyens, même les pires, lui paraissent assez bons contre « ces traîtres et ces félons, » du moins son respect ne se dément jamais pour le roi Marc, son oncle, et j’ajoute pour tout ce que représente le roi Marc : la sainteté du mariage, l’autorité de « l’institution sociale, » les liens de la vassalité, les droits de la famille et de l’affection.

L’intérêt humain du drame, son sens universel est là, dans le conflit qui résulte de cette contrariété de sentimens, et là aussi, par conséquent, la réelle beauté du poème. Dans un cadre bien différent, c’est un peu déjà le sujet de Phèdre, — j’entends celle de Racine, — l’analyse et la peinture de tout ce que le remords développe, pour ainsi dire, de « richesse psychologique » dans une âme un peu noble. Je dis « dans une âme un peu noble, » et, en effet, remarquez à cet égard