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d’ingéniosité : » quelqu’un, c’est-à-dire un vrai poète, un grand poète, qui peut-être était un Celte, puisqu’on a bien prétendu que Shakspeare en serait un, mais qui, comme Shakspeare également, quelle que soit son origine, avant d’être Celte, ou Français de France ou de Normandie, était lui-même, et l’est encore.

Cette supposition, si vraisemblable en général, c’est-à-dire dans tous les cas analogues et, dans le cas particulier de Tristan, si conforme aux données du problème d’histoire littéraire, a deux autres suppositions contre elle, et deux suppositions dont on aura sans doute quelque peine à triompher. Ce qui du moins ne paraît pas douteux, c’est que, tout accréditées qu’elles soient, la supposition de M. Bédier leur porte un coup sensible et que nous voudrions pour nous qui devînt décisif.

On nous enseigne, en effet, — depuis que la critique allemande au XVIIIe siècle, a mis l’Iliade en chansons, et Homère en morceaux, — que nos Romans de la Table Ronde, comme nos Chansons de Geste, et comme toutes les antiques épopées, Volks-Epen, les épopées de primitive formation, ne seraient que des « agrégats, » ou, comme ils disent, des « conglomérats » de cantilènes ou de lais, rassemblés et soudés ensemble par une succession de trouvères qui les auraient ainsi d’âge en âge conduits de leur forme première, brève, rude et encore haletante, jusqu’aux interminables développemens de la Bibliothèque Bleue. — La différence de la cantilène et du lai, rappelons-le pour mémoire, en passant, c’est que la cantilène est un chant lyrique, une ode, et le lai, généralement plus ample, ou plus long, est un court poème narratif. — Il nous est parvenu, je crois, peu de « cantilènes, » et au contraire, nous avons un certain nombre de « lais, » dont plusieurs se rapportent à Tristan. Le poème de Tristan ne serait que la fusion ensemble de ces « lais. » « Chez Eilhart d’Oberg, nous dit l’un, la légende apparaît encore comme un conglomérat de scènes et d’épisodes détachés, qui sont très artificiellement enchaînés. » Et un autre : « Le poème de Béroul, bien qu’on puisse le dire construit assez solidement, laisse pourtant à tout moment voir les soudures des pièces qui l’ont formé. Il fait comprendre comment des chants épisodiques est sorti un poème biographique, comment de la réunion des Lais est sortie l’Estoire. » Voilà des affirmations bien tranchantes ; et nos érudits semblent ici bien sûrs de leur fait. Les soudures sont-elles si