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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/217

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compter ses pertes. Il faut bien cependant se résigner à remonter chez elle. Du haut du grand escalier, elle regarde les derniers joueurs épars dans le hall à arcades, dont la galerie est soutenue par des colonnes de marbre jaune pâle. Ce palais où des flots de lumière, jaillis de la grande lanterne centrale, se répandent sur des meubles de prix, sur des massifs en fleur, et sur les diamans dont étincellent les femmes, représente à Lily Bart le genre de luxe dont elle ne peut se passer. Tout cela souligne sa propre gêne trop réelle ; ce luxe, elle le hait tout en étant prête aux pires sacrifices pour le posséder, oui, même au mariage avec un Percy Gryce. C’est le goût effréné du luxe qui a finalement allumé en elle la passion des cartes.

Cette passion dont elle est dévorée, où la conduira-t-elle ? Le rouleau de billets de banque, caché sous ses bijoux, diminue avec une effrayante rapidité ; presque aussi vite, lui semble-t-il, sa beauté s’altère. Le miroir devant lequel, soucieuse, elle tresse ses beaux cheveux, lui renvoie le reflet d’un visage fatigué, aux joues creuses. Elle s’use, il faut à tout prix en finir avec ce perpétuel tourment. En épousant Gryce, elle entrerait au port, mais ce ne sera pas le bonheur ! Hélas ! quand donc a-t-elle été heureuse ? Lily revoit sa jeunesse déplorable, une maison où l’on ne dînait jamais, sauf quand on avait du monde, d’incessantes visites, une nuée de fournisseurs rapportant dix fois leurs notes, des scènes bruyantes de femmes de chambre, françaises ou anglaises donnant toutes leur compte avec un vertigineux empressement, des dynasties de bonnes d’enfans, de cochers et de valets de pied, s’entre-chassant de même au milieu d’un bruit de discussions qui retentissait dans le salon comme dans la cuisine ; départs précipités pour l’Europe ; retour avec des malles débordantes de toilettes parisiennes, déballages interminables, crises d’économie, aboutissant promptement à des réactions en sens contraire. Tels étaient les premiers souvenirs de Lily Bart. Et pour amalgamer les élémens hétérogènes de ce qu’on appelle le loyer, une mère assez jeune, assez vigoureuse pour danser jusqu’à mettre en loques ses robes de bal. Dans l’ombre de cette énergique personne, la silhouette indécise d’un père de teinte neutre qui lui semblait tenir sa place entre le maître d’hôtel et l’horloger, venu à jour fixe remonter les pendules. Chauve et voûté, tout en lui indiquait l’épuisement. On ne le voyait jamais dans la journée, il était en ville, écrasé par les affaires.