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Lily, à dix-neuf ans, venait de débuter triomphalement dans le monde, quand son père, une première fois, parut disposé à contrarier ses fantaisies. Il s’agissait de quelques brins de muguet pour décorer la table, un rien ; mais, vu la saison, ce rien eût coûté douze dollars.

— Douze dollars de fleurs ? Pourquoi pas douze cents ?…

C’eût été aussi facile en effet, puisqu’ils sont ruinés.

Sans emploi déterminé, sorti du rôle de pourvoyeur, qui fut son rôle unique, M. Bart n’existe plus aux yeux de sa femme. Sa fille le plaindrait volontiers, il a l’air si triste ! Cependant c’est un soulagement pour tout le monde, quand s’éteint ce maladroit ! Ce qu’il laisse est peu de chose. Mme Bart réussit tant bien que mal à en tirer parti ; elle traîne, le plus souvent à l’étranger, une vie errante de pension en pension. Quand la beauté de Lily se sera complètement développée, les circonstances changeront du tout au tout. Du moins la jeune fille est portée à le croire. Ses ambitions sont sans bornes. Elle a compté d’abord sur un grand seigneur anglais, puis s’est rabattue sur un prince italien. Ni l’un ni l’autre ne s’est encore déclaré lorsque meurt Mme Bart en recommandant à sa fille de lutter, quand même et à travers tout, de sauver coûte que coûte les apparences, de se montrer d’abord, car comment l’épousera-t-on si on ne la voit pas ? Mme Cardinal n’eût pas mieux parlé ; au fond, Mme Cardinal vaut mieux que Mme Bart, car elle adore M. Cardinal et elle enseigne à ses filles une espèce de loyauté. Lily le dira plus tard, quand la pire des humiliations sera venue lui ouvrir les yeux : — Je suis au-dessous des créatures les plus abjectes, puisque je prends ce qu’elles prennent, sans payer ce qu’elles payent.

Une sœur de Mme Bart, Mme Peniston, veuve, sans enfans, d’humeur et d’habitudes remarquablement bourgeoises, consent à se charger de l’orpheline dont personne ne voudrait, elle exceptée ; elle a de certains principes sur ce qu’on se doit en famille. Tout dans sa maison est antipathique à Lily : la symétrie provinciale de l’ameublement, les rideaux couleur magenta, la reproduction en bronze du Gladiateur mourant devant les fenêtres du salon ; mais là elle est bien nourrie, confortablement logée, Mme Peniston paye sans trop récriminer les notes de couturière, tenant à ce que sa nièce lui fasse honneur ; elle a d’ailleurs l’indulgence de toutes les tutrices américaines pour les besoins de plaisir et d’activité de la jeunesse et lui permet d’avoir sa