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écrits de Renan, parce qu’il prit la plume à plusieurs reprises sous l’impression immédiate des événemens vertigineux dont la vision de cauchemar se déroulait devant ses yeux égarés.


I

Son premier mot est un cri de colère, une diatribe passionnée contre l’envahisseur. Dans son émoi, il oublie de rester conséquent avec son passé le plus récent, et cette défaillance de mémoire est touchante ; on ferait volontiers au penseur un mérite de sacrifier instinctivement de la sorte, sur l’autel de la patrie menacée, toute la vertu logique de ses convictions d’historien. En effet, dans l’article publié par la Revue des Deux Mondes le 15 septembre 1870, à la veille de l’investissement de Paris, la Prusse, sinon l’Allemagne, est dénoncée comme un « foyer de fanatisme. » Sa noblesse militaire, « ennemie née des conceptions raisonnables ( ? ), » semble garder encore, avec « l’âcreté du sang barbare, » l’ambition naïve de conquérir : ambition si décevante au total, pour qui sait considérer le monde à la façon de Spinoza, sub specie æternitatis ! Bien plus, Renan croit discerner à présent une sorte de « fureur puritaine » chez ces disciples de Luther et de Schleiermacher qu’il prônait, la veille encore, chez ces esprits mélancoliques qui lui semblent poussés par une « chimérique frénésie, » et qu’il se hâte de menacer du croquemitaine slave. Il croit inévitable et prochaine une coalition de l’Europe contre la Prusse : il prévoit que l’union des dynasties allemandes disparaîtra au lendemain de leur danger commun. Il espère dans la démocratie pour mettre à la raison ces hommes de fer qui gardent encore le préjugé de la lutte pour la vie. Que la France présente demain à ses voisins l’exemple d’un État vraiment libéral, et tous s’efforceront de l’imiter !

La première lettre de Renan à David Strauss, qui suivit de près ce manifeste virulent, est pourtant d’un tout autre ton. Plutôt que la colère on y sent le désarroi d’une intelligence étourdie pour un moment sous les coups de la destinée. Paris va connaître les affres du siège : Renan voudrait se faire entendre de la Prusse utilitaire et brutale, en parlant à l’Allemagne sentimentale et mystique qu’il aima dans sa jeunesse et dont il avait cru, peu de mois auparavant, retrouver quelques traits, chez Hartmann ce lieutenant prussien qui venait, de bâtir une Philosophie