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de l’inconscient. Mais l’Allemagne du Sud elle-même avait changé d’âme depuis les débuts de l’ère bismarckienne, et les accens onctueux de leur disciple français attardé sonnèrent étrangement aux oreilles de ces Souabes prussifiés. — Renan offre tout d’abord un hommage éclatant à cette Allemagne du passé dont les grands hommes, Horder, Goethe, Hegel ont formé son esprit au culte de la vérité. Puis, il hasarde cette apostrophe dévote à son correspondant, l’historien audacieux des temps évangéliques : « Ah ! cher maître, que Jésus a bien fait de fonder le royaume de Dieu… où le plus estimé… est non le plus fermé à la pitié, mais le plus doux, le plus modeste, le plus éloigné de toute assurance, jactance et dureté, celui qui cède le pas à tout le monde… La guerre est un tissu de péchés, un état contre nature. Dans le Sermon sur la montagne, il n’y a pas un mot qui mette les vertus militaires parmi celles qui gagnent le royaume du ciel. » En résumé, dans la soif de la conquête, il y a un peu philosophique oubli de la mort. C’est là un argument auquel Renan semble fort attaché. Triompher par la force brutale, répétera-t-il dans sa seconde lettre à Strauss, est une faute, ou, en tous cas, quelque chose de bien peu philosophique. Debemur morti nos nostraque. Le royaume de Dieu ne connaît ni vainqueurs, ni vaincus : il consiste dans les joies du cœur, de l’esprit, de l’imagination, que le vaincu goûte plus que le vainqueur.

Cette sagesse mi-bouddhique, mi-bretonne — à la façon dont Renan jugeait sa Bretagne celtique en ses heures de souvenir attendri[1] — ne pouvait guère susciter à ce moment au-delà du Rhin que des sourires, pour ne pas dire davantage : et l’auteur s’en aperçut lorsqu’il apprit, plusieurs mois après, que sa prose, pavée de bonnes intentions, avait été imprimée sans son aveu, — en même temps qu’une dédaigneuse réponse, — dans une brochure que Strauss faisait vendre au profit d’un établissement ambulancier de sa province. Il reprit la plume pour protester contre une telle faute de tact, et parla cette fois avec une parfaite dignité, car un an avait passé déjà sur les premiers dégâts de l’ouragan dévastateur et les hommes de sang-froid se reprenaient en France. Aussi le ton de la seconde lettre à David Strauss rappelle-t-il celui de l’article du 15 septembre 1870 sur la guerre entre la France et l’Allemagne. À peine y

  1. Voyez l’exquise et fallacieuse psychologie du Celte, dans l’essai sur la Poésie des races celtiques.