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précurseur, ce danger le rend honorable. Edgar Quinet avait déjà parlé de la France, Christ des nations ! « Ne boudons pas notre patrie, quand elle n’est pas de notre avis, conclut le vieillard attendri, c’est peut-être elle qui a raison. Pauvre France ! Malo tecum errare quam cum ceteris recta sapere ! »

C’est sur cette dernière et si touchante profession de foi que nous voulons terminer notre enquête morale. On le voit, le Renan des derniers jours n’a pas renié expressément la vérité qu’il croyait servir dans son âge mûr, mais il a renoncé à la poursuivre en solitaire, et dans une voie différente de celle où s’est décidément engagé son pays. Ses concitoyens n’entendront plus tomber de ses lèvres aucune parole amère ou découragée. Que les Germains marchent à leurs destinées. Leur ancien admirateur ne porte plus guère ses regards de leur côté. Il les avait surfaits jadis : il les ignorera désormais. Tout au plus, les gestes inattendus du jeune empereur Guillaume II lui inspireront-ils, de son propre aveu, un légitime mouvement de curiosité.

Il aurait pu, cependant, associer par une synthèse philosophique plus haute l’impérialisme germaniste — dont il avait relevé tant de traces dans les annales de la civilisation européenne, — à cette force née d’hier qu’on pourrait nommer l’impérialisme démocratique et qui est devenu si rapidement l’un des plus importans facteurs de l’histoire contemporaine. En revenant sur le tard à la foi de sa jeunesse, il n’a pas discerné le lien qui l’unissait aux convictions de sa maturité. Il n’a pas vu que féodalité et démocratie sont deux formes de la conquête. Ou plutôt, cette utile synthèse a été réalisée par lui de façon inconsciente, par la fidélité de son espoir dans les progrès de la raison humaine, qui seule fait les dominations durables et les impulsions fécondes ! Son Ariel se déclare joyeux d’obéir à Prospero, parce que le duc de Milan travailla pour Dieu, qui est Raison, et lui prépara le gouvernement du monde. Or Caliban pourrait apprendre à s’appliquer à la même tâche. Il a fait lus premiers pas dans cette voie salutaire. Qu’Ariel ne s’obstine point à bouder le compagnon vigoureux qu’il a connu poisson fétide, mais qui a secoué depuis lors sa lourde croûte terreuse et qui, s’il n’est pas encore un parfait grammairien, parle chaque jour de façon un peu plus courante le langage de la sagesse aryenne.


ERNEST SEILLIERE.