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qu’elle le dépeint sans cesse comme éternellement jeune, alerte « comme un lièvre » et souple « comme un chat, » musicien accompli, danseur infatigable et tournant toutes les têtes.

Cette indulgente épouse était d’ailleurs la meilleure créature du monde, point sotte, mais frivole, insouciante, passionnée pour le monde et « la dissipation, » toujours réjouie, de belle humeur, prenant la vie du bon côté, bref en tout l’opposé de sa sœur naturelle, Julie de Lespinasse, qui, bien que plus jeune de beaucoup, la traitait comme une grande enfant, avec une tendresse ironique. Même dissemblance entre les sœurs au physique qu’au moral : un embonpoint prématuré déformait la comtesse, empâtait ses traits jadis fins, ce dont au reste elle n’avait cure. Le chirurgien l’ayant voulu saigner : « Mon bras est si gras et si gros, raconte-t-elle joyeusement, qu’il n’a jamais pu l’empoigner. » — « Elle est d’une grosseur effrayante et mange trois fois plus qu’il ne faudrait, » ajoute Julie de Lespinasse[1]. Son seul vice était, en effet, une gourmandise, ou, pour mieux dire, une voracité singulière, que nous aurons à signaler aussi, bien qu’à un moindre degré, chez Mme du Deffand. Dans ses lettres à ses enfans, cette phrase revient comme un refrain : « J’avais une faim canine, j’ai mangé comme un ogre ! » Voici à l’appui de ces dires, le programme d’un de ses repas :


J’ai dîné comme un loup ; notre cuisinier est excellent. Je vais vous faire le détail de ce qui est notre ordinaire de tous les jours : un bon potage de riz, des figues et des petites raves, des saucisses, des filets de mouton à la provençale, à se lécher les doigts ; pour entrée, une poularde en fricandeau, un gigot de mouton à l’estouffade avec des épinards dessous ; pour bouilli, une rognonade de mouton et un très léger morceau de bœuf ; pour rôti, des perdreaux rouges excellens ; et deux plats d’entremets. Adieu, mes amis, je vais souper. »


Ces goûts peu relevés n’éteignaient pas chez elle la vivacité de l’esprit. Elle a la plume abondante et facile, le sens du pittoresque et le don de l’observation. Au cours d’un long voyage qu’elle fit dans le midi de la France, ses lettres quotidiennes fourmillent de traits anecdotiques et de petits tableaux présentés avec agrément. Quelques échantillons, choisis presque au hasard, donneront idée de sa manière. En débarquant à Avignon, sa première promenade dans la ville la conduit à la synagogue, où

  1. Lettres des 7 mars 1767 et 21 avril 1770. — Archives de Roanne.