Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’on s’embrassa encore. Notre cuisinier joue très bien de la Vielle ; on le fit monter, et, avec un violon, ce fut tout notre orchestre. A peine les menuets finis, les cinq personnes qui nous avaient quittés arrivèrent masquées. La joie recommença et se soutint, ainsi que la danse, jusqu’à quatre heures du matin, et elle aurait été bien plus loin, si la compagnie n’avait appréhendé que cette longue veille me fatiguât. J’y dansai deux menuets et une bourrée, et votre père plusieurs menuets et rigodons. C’était le maire de la ville qui était le maître des cérémonies, et il renvoya bien des masques qui se présentèrent, en leur disant qu’ils n’étaient pas de volée à entrer chez moi. Bref, tout se passa à merveille.


Citons encore la bizarre aventure de l’abbé de Chabannes, « aumônier du Roi, comte de Lyon, grand vicaire de Fréjus, » qui. de longue date, assure la comtesse, nourrissait le secret dessein de s’installer au pays du Grand Turc et de se faire mahométan :


Il a donné ses intentions à connaître à la sœur de M. de Fréjus, lui répétant sans cesse que le turban lui siérait à merveille. Il a fait plus, il a exécuté son projet, a emprunté mille écus du receveur des dîmes de Fréjus, plusieurs mille francs à différens marchands de Marseille, et, avec une vingtaine de malles pleines d’étoffes diverses, il est parti pour Constantinople, il y a plusieurs jours. Rien ne paraît plus certain que cette histoire, mais ne la dites pas si on l’ignore.


Ainsi chaque jour, pendant tout son voyage, la comtesse de Vichy régale-t-elle ses enfans de tout ce qu’elle saisit au vol, toujours joyeuse, riant de tout sans malice, et innocemment égoïste. Rien n’ébranle sa sérénité. Sa fortune est-elle compromise : « Pour moi, je dis : le diable soit des affaires ! On est bien malheureux quand on s’occupe de cela ; parlons d’autre chose. » Lorsque son fils cadet, le vicomte Alexandre, s’engage dans une voie déplorable, faisant des dettes, fréquentant les tripots, passant sa vie avec a les femmes galantes, les francs-maçons et toute la canaille de Provence, » après quelques vaines réprimandes, elle renonce à la lutte et l’abandonne tranquillement à son sort :


Je voulais lui mander qu’il ferait bien de prendre la route des Petites-Maisons, écrit-elle à son fils aîné[1] ; mais votre père n’a pas voulu que je lui fisse réponse et, réflexion faite, c’est le meilleur parti. Je chasse son idée comme une mauvaise pensée ; votre père et moi, nous vous faisons compliment d’en être débarrassé. Et croyez-moi, ne vous en occupez pas plus que nous ne faisons.

  1. Abel de Vichy, connu sous le nom de marquis de Vichy, le frère préféré de Mlle de Lespinasse.