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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/386

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Votre état est bien triste[1], et je comprends bien votre situation. Je crains que vous n’ayez de relâche que pour peu de temps, on ne guérit guère radicalement à un certain âge ; ainsi il faut vous préparer à tout événement et vous armer de courage. Je voudrais que, s’il vous arrivait le malheur que vous craignez avec raison[2], nous puissions vivre ensemble. Mais votre fils y sera toujours un obstacle : ne pourriez-vous point le marier dans quelque famille où il demeurerait, et vous mettre par là à portée de prendre tel parti qui vous conviendrait ? Vous avez raison de me croire votre amie ; je la suis pour la vie et vous pouvez compter entièrement sur moi, mais je voudrais que nous fussions ensemble, du moins dans la même ville. Il serait charmant pour moi que vous fussiez à Saint-Joseph ; nous nous verrions à toute heure ; vous deviendriez ma gouvernante. Rien ne me ferait plus de plaisir ; mais cela est improbable, et le sort fait ses arrangemens tout de travers.


Cette offre intéressée, la marquise la renouvellera plus d’une fois à sa sœur, avec cette franchise un peu crue. C’est que, dès cette époque, la frayeur de la cécité la hante, peuple toutes ses nuits de cauchemar, éveille en elle l’angoisse d’une vieillesse solitaire au fond d’un « éternel cachot. » Cette constante obsession explique le pessimisme et le découragement croissans qui paraîtront dorénavant dans cette correspondance. Toutefois, dans les premières lettres qui suivent, la satisfaction que lui cause l’emménagement à Saint-Joseph amène une heureuse diversion à ses mornes pensées. Le bail, après de nombreux pourparlers, avait été signé le 24 avril 1747 ; j’ai l’acte sous les yeux[3], et j’en donne les clauses principales pour l’édification de ceux qui sont curieux de ces menus détails : « Furent présentes sœur Marie Jourdin, supérieure, et sœur Madeleine Contey, économe de la communauté des Filles orphelines de Saint-Joseph, dites de la Providence, établies à Paris, rue Saint-Dominique, quartier Saint-Germain-des-Prés, paroisse Saint-Sulpice, lesquelles… ont donné à loyer et à prix d’argent, pour le temps et l’espace de six années consécutives qui commencent à courir du 1er juillet prochain, et promettent de faire jouir haute et puissante dame Marie de Vichy, épouse de haut et puissant seigneur Jacques du Deffand de La Lande, séparée quant aux biens dudit seigneur son époux, à ce présente et acceptante, et retenant pour elle

  1. La marquise d’Aulan, à ce moment, était dans un mauvais état de santé, qu’aggravaient de sérieux embarras d’argent et des dissentimens avec son mari.
  2. La perte d’une grosse partie de sa fortune.
  3. Archives nationales S. 4736. — Documens communiqués par l’obligeance de M. Jean Lemoine.