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Champrond. On sait comment, le mois suivant, le départ de Julie pour Lyon vint priver la marquise de la seule compagnie qui lui rendît le séjour des champs supportable, et comment, peu après, prise d’un insurmontable ennui, elle partit pour Mâcon d’abord, pour Lyon ensuite, et enfin pour Paris, où elle revint dans les premiers jours de juillet 1753[1]. Malgré le médiocre succès de cette tentative de retour à la vie provinciale, Mme du Deffand, néanmoins, semble avoir parfois regretté de n’avoir pas prolongé l’expérience : « Je suis au désespoir, écrira-t-elle sept années plus tard à Voltaire, de n’avoir pas pu prévoir les malheurs qui me sont arrivés, et de n’avoir pas connu ce que c’était que l’état de vieillesse avec une fortune des plus médiocres. J’aurais quitté Paris, je me serais établie en province ; là, j’aurais joui d’une plus grande aisance, et je ne me serais pas aperçue d’une grande différence pour la société et la compagnie. »

Les lettres qu’on lira plus bas reflètent, chaque jour davantage, l’intime découragement, le chagrin profond qui la rongent. Sa vue est désormais irrémédiablement et complètement perdue, et elle ne recule plus devant l’aveu de son infirmité. Sa détresse est immense, et du fond des ténèbres où elle se sent pour toujours emmurée, toutes les choses de la vie lui apparaissent vaines et décolorées, comme enveloppées d’un crêpe lugubre. Son pessimisme amer trouve d’ailleurs des accens d’une réelle éloquence, et son extrême franchise fait excuser ce que certaines de ses paroles ont quelquefois de desséchant et de cyniquement égoïste.


9 juillet 1753. De Paris. — Je désire votre bonheur, ma chère sœur, et si ma fortune était meilleure, vous vous en apercevriez. Elle est malheureusement bien modique. Vous ne sauriez vous imaginer ce qu’il en coûte pour vivre à Paris, quand on a un équipage et qu’on ne veut pas toujours manger seule. Tout est hors de prix, et j’aurai bien de la peine à attraper le bout de l’année avec mon revenu. Je ne suis point affligée de tout cela par rapport à moi, mais je le suis beaucoup par rapport aux gens que j’aime. J’espère bien que ce que je ne peux présentement, je le pourrai faire par la suite, et je mettrai certainement une grande différence entre les gens que j’aime et que j’ai raison d’aimer, et ceux pour qui je n’ai que de

  1. Cette date résulte, sans doute possible, de la première lettre qui suit. Je dois donc rectifier sur ce point ce que, dans une récente étude, j’avais cru pouvoir inférer de certains passages des lettres publiées par M. de Lescure. (Voir à la page 60 de mon livre sur Julie de Lespinasse.)