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l’indifférence[1]. Ma santé est assez bonne, mais ma vue ne se fortifie pas ; je n’ai sur cela aucune espérance ; c’est un grand malheur, et qui me dégoûte bien de la vie !… Je suis ravie que vous soyez contente de votre fils ; mais je vous exhorte toujours à ne vous point presser de le marier, à moins qu’il ne se trouve un parti excellent, qui puisse faire son bonheur sans altérer le vôtre. L’idée de postérité me paraît une chimère, à laquelle je ne saurais me prêter ; je ne l’admets point pour ceux qui ont les plus grands biens et les plus grands établissemens, à plus forte raison pour ceux dont la fortune est médiocre. Je vous dis naturellement tout ce que je pense, ma chère sœur ; je me flatte que vous le trouverez bon et que vous démêlerez bien que c’est l’intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde qui est la cause de ma franchise. Adieu, aimez-moi autant que je vous aime ; ce sera, en vérité, beaucoup.

3 août 1753. — Ne jugez jamais de mes sentimens par mon exactitude. L’incommodité de ma vue me fait éviter la solitude ; ainsi, étant rarement seule, je n’ai pas beaucoup de temps pour écrire. Je suis ravie de vous voir penser sur votre fils comme vous le devez ; son établissement n’est nullement pressé, et plus vous le retarderez, meilleur il sera ; il n’y aurait qu’un hasard excellent et inespéré qui dut vous forcera le marier. Il faut prendre des chaînes le plus tard qu’on peut, et je souhaite sur toutes choses que vous conserviez votre liberté. Il pourrait survenir tel événement qui fasse que vous puissiez me venir trouver et prendre soin de moi dans ma vieillesse ; dans cette idée, je crains toutes choses qui pourraient y mettre obstacle.

9 novembre 1753. — Je suis revenue de la campagne[2], ma chère sœur, je suis fort fâchée de l’avoir quittée ; quoiqu’il y fasse un temps affreux, je la préférerais au séjour de Paris. Je n’ai pu me résoudre à sortir ces jours-ci, et j’ai presque toujours été seule ; rien n’est plus triste quand on est aveugle ! Le chevalier d’Aulan n’est point encore revenu de la campagne, il a, je crois, de l’amitié pour moi, et je n’en doute point, mais je ne marche qu’après son amusement… Voici ce que j’ai imaginé pour mon portrait ; il est très difficile, et même impossible, que je puisse me faire peindre, surtout dans cette saison-ci ; je me lève fort tard, et à quatre heures il fait nuit. J’imagine donc de faire faire une copie de mon portrait peint par Gobert, qui est chez Mme de Luynes, de me faire coiffer en battant l’œil, avec une coiffe nouée sous le menton, et donner au visage l’air de vieillesse que j’ai acquis depuis qu’il a été fait ; je raisonnerai de cela avec le peintre que vous devez m’envoyer… Je m’intéresse à mon neveu, et l’attachement qu’il a pour vous m’en donne la meilleure opinion du monde. Si ma fortune répondait à mes sentimens, vous connaîtriez que votre famille est la mienne propre ; mais je suis malheureusement dans l’impossibilité de faire tout ce que je voudrais. Tout est d’un prix excessif, et c’est positivement le double

  1. Cette phrase pourrait bien viser le comte et la comtesse de Vichy, avec lesquels Mme du Deffand était alors à demi brouillée, à la suite de sa résolution de faire venir à Paris Mlle de Lespinasse.
  2. Mme du Deffand arrivait du château du Bouloy, chez M. du Trousset d’Héricourt où elle avait fait un séjour en compagnie de d’Alembert.