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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/396

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vue ; si je ne l’avais pas fatiguée, outrée et forcée, je l’aurais conservée jusqu’à la fin de ma vie, quand j’aurais vécu autant que les patriarches. Ce malheur me fait sentir celui de la mince fortune, par le besoin que j’ai de dissipation, et l’on n’en peut avoir qu’à force d’argent. Nous ne sommes pas nées sous d’heureuses étoiles, il faut en convenir, mais la mort rend tout égal. Quelque peu agréable que soit la vie, je souhaite cependant de vivre assez longtemps pour avoir le plaisir de me retrouver encore avec vous. Rien n’est ni sincère que mon amitié, et rien n’est si fâcheux pour moi que mon inutilité.

3 mars 1755. — La mort du président de Montesquieu m’a causé beaucoup de chagrin. C’était un homme d’un grand mérite et que j’aimais extrêmement. Il est mort d’une fièvre maligne, et j’en suis très affligée. Je suis aussi très inquiète de M. de Formont ; il est malade depuis trois semaines et je n’ai point de ses nouvelles. La vie est bien triste, mais elle est bien courte ; c’est une sorte de consolation ! C’est énorme, la quantité de maladies qui règnent ici actuellement. Jusqu’à présent, ma santé a été assez bonne ; je n’ai point été enrhumée de l’hiver, et si je n’ai pas laissé de sortir assez souvent. Mais on n’a pas tous les malheurs à la fois… Je suis ravie de la tranquillité de votre ménage ; je n’aurais jamais cru le grand froid bon à quelque chose ! Je crains que le printemps, en rétablissant les communications, ne ramène les contradictions. J’admire votre douceur et votre raison, et j’envie le bonheur que vous avez de savoir vivre seule sans vous ennuyer. Je suis loin d’en être là, je ne saurais me passer de société. Mon état présent est une raison pour me la rendre nécessaire, mais je pensais de même avant d’être aveugle. Je suis née mélancolique, encline aux réflexions tristes. Je voudrais bien être dévote, ainsi que vous, mais notre volonté ne décide pas de nos dispositions. Ce n’est point l’attachement que j’ai pour les choses du monde qui me détourne de la dévotion, c’est mon malheur. Priez Dieu pour moi, ma chère sœur !

Si votre fille cadette a une bonne vocation, comme il le paraît, je la trouve fort heureuse. L’état de religieuse est peut-être préférable à bien d’autres ; l’uniformité de la vie qu’on mène garantit de bien des peines. Votre aînée m’a écrit ; je ne lui ai pas encore fait réponse ; je la crois très aimable. La seconde, qui est si malade, est-elle avec vous ? La pauvre petite est bien à plaindre de ne pouvoir ni vivre, ni mourir !

16 avril 1755. — Je vois avec bien du chagrin que votre situation est toujours fort triste. Je ne sais si vous prenez un bon parti en vous séquestrant de tout le monde. D’où vient cette extrême solitude ? Mon neveu s’en accommode-t-il ? Cette façon de vivre ne convient guère à son âge ; cela le rendra trop sérieux. Peut-être M. d’Aulan aurait-il plus de considération et d’égards pour vous, s’il vous voyait soutenue par des amis. Il est inouï qu’avec le bien que vous avez apporté, il vous laisse manquer du nécessaire et que toutes les charges de votre famille tombent sur vous. Vous avez toujours l’établissement de votre fils bien à cœur ; je ne saurais m’empêcher de vous répéter que les engagemens qu’il vous faudra prendre pour cela pourront vous rendre aussi malheureuse dans l’avenir que vous l’êtes dans le présent. Pour moi, je n’y penserais qu’au cas d’un hasard heureux qui vous ferait trouver une fille fort riche ; mais tout parti qui ne serait que de o ou