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mais elle n’en a point de souci, et l’unique soin qu’elle prenne est de dissimuler sa complète cécité, « tournant toujours les yeux vers les gens qui lui parlent, » adroite dans ses mouvemens presque au point de faire illusion[1]. Au moral, son désenchantement, son égoïsme raisonné, son universelle ironie, s’accroissent de jour en jour ; son scepticisme a quelque chose de plus âpre et de plus amer. L’heure est passée où son ami Voltaire la définissait joliment :


Une adorable indifférente
Faisant le bien pour son plaisir.


Elle fait encore le bien parfois, lorsque l’occasion s’en présente, mais elle n’y trouve aucun plaisir. Sa méfiance, son dédain s’étendent à toute l’espèce humaine : « Je sais que tous les hommes sont vains et personnels, que les meilleurs sont ceux qui ne sont pas envieux et méchans, et qui ne sont qu’indifférens. Je n’estime personne, et je ne puis me passer de ceux que je méprise. » Et en même temps, par une de ces inconséquences dont son humeur fourmille, ces amis qu’elle méprise et juge avec cette malveillance, non seulement elle réclame, pour distraire son ennui, leur société constante, mais elle les veut pour elle toute seule, et elle souffre affreusement de toute apparence de froideur, de négligence ou d’infidélité.

On trouve les mêmes contradictions dans son commerce avec sa parenté. Après la mort de la marquise d’Aulan, en l’an 1769, on pourrait croire son cœur fermé à toute affection de famille. A peine voit-elle de loin en loin, en de courtes visites, le bon abbé, toujours trésorier de la Sainte-Chapelle. Depuis son aventure avec Julie de Lespinasse, elle est restée en froid avec son frère aîné. Enfin elle a, pour cette même cause, presque entièrement rompu avec son neveu, le marquis Abel de Vichy. Pourtant, le jour où ce dernier, marié et père de famille, est sur le point de perdre sa jeune femme, elle lui adresse des lettres éplorées[2], que l’on peut croire sincères, venant d’une femme qui a beaucoup failli, mais que nul n’a jamais taxée de fausseté ni d’hypocrisie. On en jugera par ce billet :


3 janvier 1775. — Vous m’affligez mortellement, mon cher neveu, par les nouvelles que vous me donnez de ma nièce. Je sens toute l’étendue de la

  1. Notice de miss Berry, et Journal du marquis de Vichy,
  2. Archives de Roanne.