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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/537

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évocateur de plasticités pittoresques que manieur savant de sonorités verbales, les imagos poétiques, fermement dessinées, franchement colorées, prennent enfin un relief et un éclat supérieurs. Qu’on s’aventure dans l’un des cercles de la Divine Comédie, qu’on parcoure la Vita Nuova ou les Poésies lyriques, on y apercevra, à chaque pas, en relief sous une lumière terrestre ou céleste, toujours nettes et actives, des figures d’hommes, de femmes, d’animaux, en des paysages clairement définis, toutes si vraies, d’une allure si juste, d’une expression si vivante qu’elles semblent prêtes à se fixer, sur un mur ou dans le marbre, par le pinceau ou le ciseau. Dessinateur lui-même, Alighieri n’attendait pas toujours Giotto pour en faire l’épreuve. Qui n’a relu, à la fin de la Vita Nuova, dans cette suite délicieuse de visions juvéniles, enchanteresses ou douloureuses, le passage où il raconte qu’un jour anniversaire de la mort de Béatrix, assis dans un lieu solitaire, se souvenant d’elle, il dessinait un ange sur ses tablettes ? Quelques personnes s’arrêtent pour le regarder faire, personnes de haut rang « qu’il convient d’honorer. » Il s’interrompt, se lève, les salue : « Je leur dis : Il y avait tout à l’heure une autre avec moi et j’y pensais. Puis eux partis, je retournai à mon ouvrage, à dessiner des figures d’anges, et, ce faisant, il me vint en l’idée de parler aussi en rimes… et je fis alors ce sonnet. »

Ce travail simultané d’art et de poésie n’était pas particulier à Dante. La plupart des artistes florentins aux XIVe et XVe siècles, ont été, en même temps, des penseurs ; ils ont éprouvé, comme Dante, le besoin de parler en vers après avoir parlé en lignes et couleurs, ou vice versa. N’avons-nous pas des vers de Giotto, d’Orcagna, de Brunellesco, de Ghiberti, d’Alberti, de Léonard, de Michel-Ange, etc. ? De là, chez tous, littérateurs et artistes, le même effort pour exprimer toujours la beauté, à la fois par ses qualités extérieures et ses qualités intérieures, pour réaliser, à nouveau, mais avec toute la complication et toute la grandeur des sentimens délicats et profonds développés par le christianisme, l’idéal complet de l’homme aussi beau, mais meilleur encore, que l’idéal réalisé par les poètes-artistes de l’Hellade.

L’individualité de la beauté humaine semble d’abord moins marquée dans les fresques de Giotto que dans les vers de son ami Dante Alighieri. Le génie du peintre est-il donc inférieur au génie du poète ? Non, mais la matière qu’il manie a été moins travaillée par ses prédécesseurs immédiats que ne l’a été la