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souffrir et de créer, s’éveillèrent le même jour dans le jardin des Médicis chez l’étudiant des sculptures antiques et dans le couvent de Saint-Marc, chez l’auditeur des citations prophétiques. Absorbant en lui la science souveraine de Léonard, la sensibilité fière et douloureuse de della Quercia, Donatello, Botticelli, l’imagination visionnaire et mâle de Signorelli, il s’assimila toutes leurs qualités et les développa avec une telle fougue de transformation personnelle que son œuvre formidable et stupéfiante semble, au premier abord, une éclosion spontanée, due à quelque unique et gigantesque miracle.

Néanmoins, de même qu’on peut démêler, dans son exécution, l’influence d’artistes précédens, on doit retrouver, dans sa conception, celle de Savonarole. Les majestueux prophètes, méditant, écrivant, menaçant, aux voûtes de la Sixtine en 1509, ne sont-ils pas ces Jérémie, ces Ezéchiel, ces Isaïe, dont l’éloquence évocatrice du Dominicain faisait revivre les figures grandioses en même temps que retentir les lamentations et les malédictions aux yeux et aux oreilles des Florentins ? Savonarole eût reconnu sans doute en eux, dans leurs attitudes énergiques, dans leurs gestes violens, ses propres attitudes et ses propres gestes, toutes ses concentrations et ses explosions de colère contre le vice et le mal. Peut-être aussi, dans les beaux enfans qui entourent, parfois presque gaîment, tous ces penseurs consternés ou révoltés, eût-il retrouvé la jeune troupe d’innocens dont il aimait à se faire suivre. Aurait-il, de même, trente ans plus tard, en 1541, pardonné aux Élus du Jugement dernier l’agitation et l’étalage de leurs nudités athlétiques, en faveur du Christ justicier, du vengeur implacable qu’il n’avait cessé d’annoncer ? En tous cas, même alors, dans la forte unité de la mise en scène, dans la simplification virile des formes, dans l’absence d’accessoires distrayans, dans l’harmonie austère d’une couleur atténuée, il eût constaté la persistance des modifications profondes apportées dans la conception de la Beauté, par le réveil général des simples et fortes traditions du moyen âge, dont il avait été l’initiateur le plus hardi. Sur ce terrain, du moins, le sang du martyr n’avait pas inutilement coulé.


GEORGES LAFENESTRE.