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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/572

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reste, il avait besoin de moins d’argent et de moins de crédit que de considération ; il avouait qu’il eût voulu se plonger au feu de l’enfer pour s’y purifier des souillures de son passé. Il habitait, à son apogée, l’hôtel coquet et somptueux de Julie Carreau, rue de la Chaussée-d’Antin, où tout son faste n’empêchait pas qu’il n’eût l’air d’un gentilhomme déclassé et bohème ; et c’était faute d’une maîtresse de maison qui parfumât d’honnêteté ses ressources trop abondantes et trop soudaines, qui régularisât sa situation entre la Cour et l’Assemblée, qui sût fixer chez lui la société que son influence y attirait, mais qui n’exaltait son génie qu’en méprisant ses mœurs. Bref, Mirabeau estimait que, sans être taillée à sa mesure, la comtesse avait de l’esprit, du savoir-faire, de la vertu même, assez pour le suppléer ; et voilà de quoi nous engager à vérifier s’il l’estimait exactement.

L’intérêt d’une biographie impartiale de la comtesse de Mirabeau est surtout dans la lumière que ce travail peut répandre sur les mobiles ordinaires de la conduite privée et publique de son mari pendant ses années critiques (1773-1783) ; leur désordre inextricable reste à débrouiller, malgré l’examen minutieux qui en a été fait au long du procès d’Aix. La comtesse de Mirabeau eut-elle raison de repousser le mari qui la réclamait ? toute autre femme, — honnête et avisée, s’entend, — aurait-elle adopté ses motifs ? et quelle complexion de femme était le mieux faite pour supporter la puissance maritale d’un Mirabeau et sa présence quotidienne, sans être annulée par lui ou mortellement foulée ? Ce monstre n’était-il, au fond, selon un mot de son père, qu’un « épouvantail de coton ? » Attrayant problème à proposer à nos contemporaines. Il s’agit de savoir si l’homme d’une envergure exceptionnelle, sujet au pire comme au meilleur, est un parti préférable à l’homme d’espèce moyenne et régulière, et si le génie n’est pas impropre à l’état de mariage, comme c’est le préjugé. Le cas de la comtesse de Mirabeau est des plus favorables : à une telle enquête ; car cette jeune femme n’avait rien de sublime, apparemment, ni dans l’esprit ni dans le caractère ; elle ne s’attendait point à épouser un prodige ; son éducation n’avait été que l’ordinaire des filles de sa condition, qui devaient être riches et qui n’étaient point sottes. Le récit des vicissitudes de son existence va nous apprendre s’il ne lui a pas simplement manqué, pour être la compagne qu’il fallait à Mirabeau, le courage de regarder fixement sa fortune et la persuasion, que de