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Emilie, comme on l’appela tout court, devait être l’unique enfant issue d’une union aussi convenable sous le rapport du sang et de la fortune, que mal assortie, vu l’humeur incompatible des conjoints. Ceux-ci, quand elle naquit, étaient fort jeunes l’un et l’autre et mariés de l’année précédente (1751). L.-A. Emmanuel de Covet, marquis de Marignane, seigneur de Vitrolles, Gignac, Saint-Victoret et autres places, gouverneur des Isles d’Or et des forteresses de Portcros et du Levant, cornette des chevau-légers de la garde du Roi, était né en 1731 ; sa femme était Antoinette-Marie-Mabile de Maliverny, fille unique d’un président à mortier au Parlement de Provence et d’une Simiane. On avait évalué la fortune éventuelle de Mlle de Maliverny à 8 ou 900 000 livres « d’assez mauvais bien ; » c’est-à-dire que la moitié au moins en était parfaitement bonne, et d’autant meilleure que des substitutions empêchaient d’y toucher. M. de Marignane perdit son père légal dans l’année de son mariage : il en hérita abondamment, n’ayant que deux sœurs. Mais il fut bien loin de trouver dans sa femme un caractère à l’avenant des biens qu’elle promettait d’ajouter aux siens. Autant lui-même était bénin, facile, indolent, d’une inertie qui, au rapport du bailli de Mirabeau, « le tenait tous les matins quatre heures les jambes sur les tablettes de sa cheminée avec un Mercure, » autant elle montrait, au rapport de son futur gendre, d’activité à « faire le mal pour le mal, quoique d’une manière peu dangereuse, n’ayant ni tête ni suite. » Elle adorait d’ailleurs son mari, et ne le tourmentait que sous le couvert de sa tendresse, procédé qui rendait son cœur aussi désagréable que son esprit, l’un gâtant l’autre. Quelque huit ans après la naissance d’Emilie, ils se séparèrent à l’amiable, si l’on peut dire. Emilie fut laissée à sa grand’mère paternelle, la douairière de Marignane, née Marguerite d’Orcel.

Cette aïeule, assez peu vénérable comme nous aurons à le montrer, grondait l’enfant à journée faite. Emilie, de loin en loin, ne revoyait sa mère que pour en être encore plus malmenée ; son père la négligeait ; elle ne manifestait à l’aise son joli naturel, espiègle, rieur et caressant, que sous les yeux paternes du médecin de la famille, M. Bourgeois. Lui seul compatissait aux petits et gros chagrins de cette enfance comprimée, lui seul atténuait ou prévenait, auprès du « papa, » qu’Emilie chérissait et redoutait également, les rapports d’une grand’mère serrée