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finir par les grands seigneurs. Elle a tout intérêt à ce qu’en persécutant les « philosophes » au nom des principes et de la loi, la persécution ne soit pas violente, ni surtout ne s’acharne contre les mêmes hommes. Un arrêt du Parlement, une censure de Sorbonne, un livre brûlé par la main du bourreau, un embastillement de quelques jours, ce sont des « leçons » qui suffisent ! Et, visiblement, telle est aussi l’opinion de Louis XV.

Cette incohérence et cette irrégularité dans la répression sont comme une garantie de son pouvoir souverain ; elles permettent son intervention ; il demeure le dernier juge entre théologiens et magistrats d’une part, « philosophes » de l’autre. Il se souvient d’ailleurs qu’il a des droits, ou des devoirs même, comme protecteur des lettres, et j’ajouterai, sans nulle ironie, comme protecteur des intérêts du commerce de la librairie. C’est, en somme, à cause qu’il y a des intérêts considérables d’engagés dans l’entreprise, lesquels se chiffrent par centaines de mille francs, que l’Encyclopédie, supprimée, n’en continuera pas moins de s’imprimer, et de se distribuer même dans Paris. Il voit très bien, d’un autre côté, — car ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, — le parti que le roi de Prusse et l’impératrice de Russie ont su tirer des « philosophes, » et volontiers il en ferait autant, si ce n’était cette universelle indifférence, et cette maladie constitutionnelle de la volonté, qui sont ses vices. Mais, en attendant, toutes ces raisons l’inclinent personnellement du côté de la tolérance. Ni les déclamations pieuses de l’évêque du Puy, Lefranc de Pompignan, qui font scandale par leur violence, ni les réquisitoires passionnés d’Omer Joly de Fleury ne semblent beaucoup l’émouvoir. Les « philosophes » ne lui paraissent pas aussi dangereux qu’on les fait. Il approuverait au besoin quelques-unes de leurs idées ; et ici encore, comme plus haut, nous retrouvons cette conviction qu’une entente serait possible ; que si les « philosophes » ne devenaient pas rois, ce sont les rois qui pourraient devenir « philosophes ; » qu’en assurant, par le moyen de cette « philosophie, » le bonheur de l’humanité, on assurerait, du même coup, la sécurité des princes ; qu’une considération sans égale en rejaillirait sur l’homme de lettres ; — et tout le monde y devant ainsi trouver son avantage, pourquoi donc n’a-t-on pas essayé ?

En tout cas, ce que l’on voit par ces indications, c’est que les relations des « philosophes » avec le Pouvoir, au XVIIIe siècle,