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mieux en mains son armée que celle-ci serait mieux ordonnée, plus disciplinée, mieux équipée, mieux armée, mieux vêtue ; qu’elle ne serait plus, comme auparavant, livrée presque en dehors de tout contrôle, à elle-même ou à ses chefs ; et qu’au lieu de piller et de maltraiter de toutes façons, en dehors de toute règle et de toute loi, le pays qu’elle était chargée de défendre, elle saurait, par le bon ordre introduit dans ses rangs, par une stricte subordination au pouvoir royal, par le respect de la hiérarchie et de la discipline, rendre des services de plus en plus nombreux et les faire apprécier.

La question qui, dans une grande organisation militaire, prime et primera toujours toutes les autres, et à laquelle ne cessa de s’attacher la vigilante énergie de Le Tellier, est celle de l’exacte observation de la discipline. Au moment où il devint secrétaire d’État de la guerre, il régnait dans l’armée, qui conservait encore un caractère semi-féodal, une sorte d’inconsciente et persistante anarchie dont il serait difficile de donner une exacte idée. Les mêmes chefs cumulaient plusieurs emplois qu’ils ne remplissaient pas, mais dont ils recherchaient avidement les titres et les traitemens. La hiérarchie étant incertaine et relâchée, chacun agissait à peu près à sa guise. Beaucoup d’officiers étaient presque toujours absens de leurs corps, qu’ils ne rejoignaient que dans les circonstances graves. Entre les régimens français et les régimens étrangers, entre les régimens français eux-mêmes, — les vieux, les petits vieux, les nouveaux, — et jusqu’entre les compagnies d’un même corps, s’élevaient des conflits de préséance sans cesse renaissant. Les généraux se considéraient comme les maîtres absolus des troupes qu’ils commandaient et agissaient, sauf en de rares circonstances, isolément, sans entente, sans unité d’action. « L’armée, écrirait, en 1650, Le Tellier à Mazarin, est devenue une république composée d’autant de cantons ou de provinces comme il y a de lieutenans généraux ; » et, dans une autre lettre, vers cette même époque, il ajoutait : « En l’estat où sont les choses dans l’armée, on n’en sçaurait rien attendre de bon. L’on passe toutes les journées à se plaindre : on se lève à dix heures et joue-t-on toutes, les après-dînées. Il n’y a nulle authorité, ny nulle créance parmi les troupes. Il n’y a point de lieutenant général qui ne considère l’armée comme son domaine… Enfin nous sommes comme les paralytiques auxquels il ne reste que la liberté de la langue. »