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dessous qu’il faudrait une autre eau qu’eux pour l’éteindre ! » De ce qui peut se passer dans le duché d’Urbin, le duc ne s’inquiète pas, n’ayant pas oublié le chemin pour le reconquérir, s’il le perdait. Mais qu’on prenne garde : si cela « se replâtrait » avec les Orsini, ce que ceux-ci cherchent, ce ne pourrait être qu’au bénéfice des Médicis et au prix d’un changement de gouvernement à Florence. Que la Seigneurie se déclare donc…

Machiavel écoute, immobile. Son tour venu, il ne répond rien ou peu de chose, glisse, et, pour découvrir où tend vraiment le duc, essaye de « lui entrer dessous. » Mais l’autre « tourne au large, » et il n’en peut tirer plus. Un point vif, malgré l’affectation d’insouciance, en raison de cette affectation même de la part de César, est la rébellion du duché d’Urbin. Machiavel interroge : à quoi doit-on l’attribuer ? Et César saisit Machiavel par cette réponse machiavélique : « D’avoir été clément, et d’avoir peu estimé les choses, m’a nui. J’ai pris, comme tu sais, ce duché en trois jours, et je n’ai arraché un poil à personne, si ce n’est à messer Dolce et à deux autres, qui avaient manqué à la Sainteté de Notre Seigneur (au pape Alexandre VI)… » Il se repent à présent de sa bénignité. Ce sera une leçon pour lui, et il ne retombera plus dans le péché de clémence. Machiavel s’en fie à lui de n’y pas retomber de sitôt, et il regarde monter l’orage qui s’amoncelle sur les Orsini.

Chaque fois que le duc le rencontre, il les lui fait un peu plus noirs. Marchands molestés, draps volés, tout est la faute aux Orsini. N’entend-on pas s’élever contre eux la réprobation, la malédiction, la condamnation universelle ? Giovanpaolo proteste et l’invective en vain : la liberté de l’Italie, ce sont eux qui l’oppriment ; et, ce sera lui, César, le libérateur. Le roi de France attend impatiemment qu’il souffle sur tous ces tyrans et qu’il les éteigne : « Tiens, vois, secrétaire… » Et le duc montre à Machiavel une lettre de Monseigneur d’Arles, ambassadeur du Pape près de Louis XII, sur les bonnes dispositions du Roi. « Vois : j’ai la faveur, et j’ai la force. Je t’en communique la preuve, et je te la communiquerai jour par jour, afin que tu puisses en écrire à tes seigneurs et qu’ils sachent que je ne suis ni pour m’abandonner, ni pour manquer d’amis, entre lesquels je veux compter Leurs Seigneuries, pourvu qu’elles se fassent entendre vite ; car, si elles ne le font pas sur l’heure, je suis pour les laisser de côté ; et quand j’aurais l’eau à la bouche, je ne raisonnerais plus d’amitié ;