Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/810

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’élève, s’il ne sert de lien social, le dogme ne compte pas. Tout enfin nous montre qu’elle est restée inébranlable dans sa paisible incrédulité. Jamais elle n’a regretté, semble-t-il, ou n’a tenté de reprendre ce travail intéressant qu’elle avait fait, encore jeune fille, sur la valeur historique de l’Évangile. Jusqu’au bout la religion chrétienne n’a été pour elle qu’une des étapes de la pensée humaine dans sa marche vers un culte de plus en plus désintéressé. Fausse tout à fait, non pas, et « nous ne devons pas laisser les chimistes ou les physiciens faire fi des convictions les plus ardentes et de l’expérience la plus universelle de ; l’humanité. » Fausse, non pas, mais provisoire, « germe et chrysalide des idées de l’avenir. » Car « l’âme du christianisme n’est pas attachée aux événemens et à la vie d’un homme, — la vie de Jésus, — mais bien aux idées qui ont convergé vers cette vie et qui, rajeunies et fortifiées dans cette rencontre, ont repris l’essor avec un nouvel élan ; » et le devoir des intelligences, détachées des formes traditionnelles, est de rechercher la semence de vérité éternelle qui se cache dans chaque doctrine religieuse et qui doit survivre à la ruine des théologies.

Il a paru bon d’anticiper sur les événemens, et de résumer dans ces dernières pages tout ce que l’on peut dire d’essentiel sur l’attitude de George Eliot en face de la religion de son enfance. Respecté, compris, admiré, aimé, le christianisme n’occupe sa pensée, pour ainsi dire, que par le dehors et comme un objet, entre bien d’autres, de cette curiosité sympathique à laquelle rien d’humain n’échappe. Ayant fait de ce côté place nette, il nous sera plus facile d’étudier la doctrine positive de George Eliot. Sans regrets, miss Evans vient de dire adieu à sa jeunesse. Il est temps de voir la philosophie, la morale, la religion même, si l’on veut, que les tâtonnemens, les tristesses et les aspirations de ces années laborieuses ont préparée. Avec Romola, elle a vainement attendu qu’un ange perçât le brouillard pour lui apporter un clair message.

En ce temps-là, comme aujourd’hui, il y avait des hommes qui ne recevaient jamais la visite des anges, à qui ne venaient jamais des inspirations tout à fait nettes. Les lambeaux de vérité qui leur parvenaient, ils les découvraient confusément dans les paroles et les actions de pauvres hommes qui n’avaient ni le vol infatigable, ni la perçante vision des séraphins… Les hommes qui tendaient la main à leur détresse étaient de ceux qui trébuchent souvent et ne discernent pas toujours le vrai chemin ; et cependant,