Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/821

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transformation dont tous, plus ou moins, nous sommes capables. Ni pessimiste, ni optimiste, disait George Eliot d’elle-même, mélioriste plutôt, et elle espérait que peu à peu on rendrait l’humanité moins imparfaite, « non pas en présentant à la jeunesse un idéal trop ambitieux, mais en lui faisant comprendre que dans la vie de tous les jours et le cercle étroit d’une famille, chacun pourrait indéfiniment diminuer les causes de souffrance, augmenter les sources de joie. »

Mais cela, c’est encore un rêve, et pour rendre cette espérance moins irréalisable, nous devons nous résigner, — il faut toujours répéter ce mot quand on expose la philosophie de George Eliot, — nous résigner à tirer le meilleur parti de nous-mêmes et des puissances de bonté, de consolation et de support qui sont en nous. Tous ses romans vont à ce but. « Si l’art n’agrandit pas la sympathie humaine, il n’a aucune valeur morale. Les idées, les opinions ne sont entre les âmes qu’un fragile ciment. J’en ai fait la désolante expérience et le seul effet que je désire ardemment produire par mes livres est d’amener le lecteur à mieux imaginer et sentir les peines et les joies de ceux qui n’ont rien de commun avec lui — rien, sinon le privilège d’appartenir à une même humanité de misère et d’erreur. »

Cette sympathie ne ressemble aucunement à cette sensibilité d’élection et d’attrait qui se réserve pour certaines infortunes plus Tares et trouve plus touchantes les larmes qui coulent sur un beau visage. On entend nous mener beaucoup plus loin, beaucoup plus haut et par des sentiers que la vertu commune ne fréquente guère. Qu’on en juge plutôt sur quelques lignes de Middlemarch où le programme de cette vie nouvelle est tracé. La phrase est dure à lire, mais je n’en ai pas trouvé d’aussi formelle et d’aussi complète.

On se rappelle que Dorothée Brooke vit de rêve tout comme Emma Bovary. Seulement son roman à elle est de charité et de dévouement. Pour que tout soit plus beau que terre dans l’existence qu’elle médite, ce dévouement elle voudrait le consacrer non pas à un mari ordinaire, mais à faciliter, à activer la tâche de quelque grand homme de science. Elle est bien servie. Le révérend Casaubon passe par là. Presque un vieillard et sans rien qui plaise, mais il est savant et le mariage se fait. La jeune femme se jette, tête et cœur perdus, dans les fiches de Casaubon et retarde dans ce premier feu de zèle l’heure où elle verra