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de George Eliot, on ne tardera pas à reconnaître que là est vraiment l’inspiration principale et constante de ses romans. De chaque être, elle voudrait, dégager et louer ce qu’il a de bon, et si, par malheur, elle ne trouve rien à glaner ni dans le présent, ni dans le passé d’une âme, elle se rabat sur un autre caractère, un autre don, peu rare, hélas ! celui-là, et qui, pour elle, donne encore une consécration, une noblesse aux moins aimables et aux plus basses natures. C’est la souffrance. Et n’entendez pas par là ces spectacles douloureux qui épouvantent « la chair et le sang, » comme dans plusieurs romans de Dickens, mais « ces obscures tragédies dont le monde ne se soucie point et qui, disait-elle à vingt ans, ont pour moi tant d’importance. »

Eh oui ! ainsi va la vie. Pendant que nous discutons froidement la carrière d’un homme, ricanant de ses erreurs, blâmant ses bévues et donnant une étiquette à ses opinions, « Evangelical étroit, » ou « Latitudinaire panthéiste, » ou « anglican et orgueilleux « … pendant ce temps, cet homme pleure à chaudes larmes dans sa solitude parce que sa mission est dure, parce que la force lui manque pour dire le mot difficile, pour se mettre à une action trop difficile.

Ici encore, les exemples ne manquent pas, mais je dois me contenter de citer une fin de chapitre de Middlemarch puisque, aussi bien, cette œuvre importante est presque inconnue en France. Mme Bulstrode vient d’apprendre, après toute la ville, que son mari avant d’arriver à Middlemarch s’est conduit comme un misérable.

Elle s’enferma dans sa chambre. Elle avait besoin de temps pour se faire à cette mutilation de son âme, à sa pauvre vie manquée… Les vingt années pendant lesquelles, grâce au silence de cet homme, elle avait eu foi en lui et l’avait même vénéré, lui revenaient avec des détails qui donnaient à toute cette conduite l’air d’une constante et odieuse fourberie… Mais cette femme sans culture avait une âme de fidélité. L’homme dont elle avait partagé la prospérité pendant une moitié de vie et qui l’avait chérie sans défaillance, maintenant que le châtiment était sur lui, elle ne pouvait, en aucun sens, l’abandonner. Il y a un abandon qui vit sous le même toit que l’abandonné fit qui partage sa couche, plus cruel encore par cette proximité sans ombre d’amour.

Elle savait quand elle avait fermé la porte de sa chambre que, après l’avoir rouverte, elle redescendrait vers son infortune, pour épouser son chagrin à lui et lui dire : « Je souffrirai sans me plaindre. » Mais il lui fallait un peu de temps pour recueillir ses forces, pour donner librement un sanglot d’adieu à la joie et à l’orgueil de sa vie.

Bulstrode avait passé ce temps-là dans une égale agitation. Il avait