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Une pluie diluvienne, accompagnée de tonnerre, mit en péril le frêle équipage de la comtesse et l’arrêta d’abord à Avignon, puis, le 23 août au soir, à Tain. Ici, elle passa la nuit dans l’inquiétude : son mari ne la soupçonnerait-il pas d’y avoir donné rendez-vous à Gassaud ? Le lendemain 24, à minuit, elle entrait à Lyon ; elle n’y trouvait pas seulement le temps de voir la place Bellecour. De grand matin, le 29, elle arrivait à Montargis, au couvent des Dames dominicaines où les filles de l’Ami des Hommes avaient grandi, où leur aînée, Marie, vivait encore sous le voile dans un état voisin de la démence, où Caroline, marquise du Saillant, avait à son tour placé ses filles. Une religieuse, Mme de Remigny, avait été leur éducatrice à toutes. Le Bignon n’était situé qu’à trois lieues de là ; pourtant, il était arrivé au marquis de Mirabeau de ne s’être pas dérangé une fois en cinq années pour venir voir ses filles, qui elles-mêmes ne quittaient jamais le couvent pour aller embrasser leur père. La marquise du Saillant venait de perdre une fille en bas âge et d’accoucher d’une autre ; bien qu’incommodée encore, elle vint rejoindre aussitôt Emilie et s’entendre avec Mme de Remigny pour préparer sa belle-sœur à remplir au mieux sa mission. La société réunie au Bignon avait l’abord assez engageant. Que la comtesse appréhendait maintenant de se voir en suppliante dans ce milieu dont elle avait été si curieuse de loin ! Par bonheur, elle reçut du bailli de Mirabeau, alors au Bignon, une lettre pleine d’honnêtetés et d’encouragemens affectueux ; et pour Caroline du Saillant, « la plus forte rieuse de France, » son extérieur folâtre, familier, dégingandé, n’annonçait pas un concours moins cordial.

Tout ce qu’Emilie apprenait là lui confirmait ce propos de son mari, qu’on n’avait l’oreille de l’Ami des Hommes qu’à la condition de lui parler par la bouche de sa maîtresse, Mme de Pailly, dite la dame noire ou la chatte noire, à cause de la couleur ordinaire de son vêtement et de la câlinerie de ses manières. Son rôle occulte et malfaisant dans la maison du marquis de Mirabeau n’était pas douteux. Non pas que, supérieurement habile et séduisante, Mme de Pailly appliquât ses dons à nuire pour nuire, avec préméditation ; elle était dangereuse moins par caractère que par état. C’était sa situation fausse et parfois menacée qui la rendait susceptible et vindicative, et qui l’obligeait à une conduite tortueuse. Dans le salon du duc de Nivernois et chez la comtesse de Rochefort où elle était implantée comme l’Ami des